Faut-il fermer les bibliothèques ?

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Retranscription de l'entretien avec Xavier Bredin le 29 Mars 2012

Xavier Bredin : secrétaire général chargé de l'administration et de la diffusion au Centre National du Livre

En quelques mots, définir les missions du CNL : le CNL est un établissement public sous tutelle du ministère de la culture. Il a été créé en 1946 et au départ il a été créé parce qu’il n’y avait pas de protection sociale pour les auteurs. C’est avant tout un système de caisse sociale, destinée à aider les auteurs pour qu’ils puissent vivre de leur activité. Puis, petit à petit, le centre a élargi ses missions aux différents champs du domaine du livre, en proposant des aides aux éditeurs, puis aux bibliothèques, puis aux libraires et aujourd’hui à tous les projets numériques. L’élargissement des missions du CNL s’est évidemment accompagné d’un élargissement des ressources de l’établissement puisqu’au départ, le montant total était relativement peu élevé. Aujourd’hui, l’établissement a un budget d’à peu près quarante millions d’euros (frais de fonctionnement et charges du personnel inclus ≈ dix millions d’euros) et l’essentiel de ces ressources provient d’une taxe sur les appareils de reprographie et d’impression puisque dans les années 80, on a défini le fait que faire des photocopies plutôt que d’acheter un livre pouvait léser les éditeurs, les auteurs et c’est ainsi qu’une taxe a été instituée pour tous les opérateurs Hewlett Packard, Canon, qui vendent des appareils de reprographie et d’impression. Un pourcentage de leur chiffre d’affaires est fiscalisé. La deuxième ressource du CNL est la taxe sur les éditeurs : tous les éditeurs qui ont un chiffre d’affaires de plus de 50 000 € sont taxés. On peut qualifier cette taxe de redistributive puisque les éditeurs apportent dans un pot commun un financement qui leur est rendu quand eux-mêmes demandent des aides pour pouvoir éditer tel ou tel ouvrage.

L’établissement a donc vocation à donner des aides, soit des subventions, soit des prêts à taux zéro selon la nature de l’aide que l’on veut apporter : soit économique et on passera par le prêt, soit culturelle, par rapport au contenu de l’œuvre et dans ce cas, ce sera plutôt une subvention. Pour les personnes physiques, celle-ci prend la forme d’une bourse. Le CNL distribue trois à quatre mille aides par an, tous secteurs confondus, auteurs, traducteurs, éditeurs, pour la partie création, les libraires, les bibliothèques et les organisateurs de manifestations littéraires pour la partie diffusion.

Avez-vous un domaine privilégié vers lequel vous orientez vos aides ?

Comme des ouvrages informatiques ou des livres d’économie. On considère que l’appui public doit venir compenser un modèle économique qui n’est pas complètement stable. Un best-seller par exemple n’a pas besoin d’être aidé par le CNL ; l’éditeur va faire son chiffre d’affaires et son bénéfice grâce au nombre d’exemplaires vendus. Il est vrai que l’établissement, en matière d’aide aux auteurs et aux éditeurs, est plus tourné vers la poésie, le théâtre, les ouvrages à faible taux de rotation, ceux qui restent longtemps dans une librairie, qui constituent leur stock à long terme.

Donnez-vous des aides dans le domaine du numérique ? Si oui, comment ?

Oui, l’aide est en fait apportée à l’œuvre quel que soit son support. De plus en plus, aujourd’hui, quand un éditeur est aidé, il est aidé à la fois pour son livre papier mais également pour le livre numérique parce que c’est aujourd’hui concomitant. Tous les éditeurs sortent une version numérique à chaque fois qu’ils sortent une version papier. On ne se focalise pas sur la forme de l’ouvrage. Les aides qui sont attribuées par le CNL le sont à partir d’un ensemble de dispositifs. Ils sont définis soit en fonction de la personne aidée, soit du type de l’ouvrage aidé, etc… Il y en a un pour les romans, un pour les sciences sociales, etc… On est en train aujourd’hui de faire une réforme de ces dispositifs et l’ensemble de ces demandes d’aide sont examinées par des commissions : elles regardent le contenu de l’œuvre, sa qualité, le modèle économique dans lequel elle intervient. Les membres de la commission donnent leur avis puis le président décide d’aider ou pas. Dans le domaine du numérique, il y a trois dispositifs principaux qui existent :

  • Le premier est une aide à la numérisation des ouvrages. Les éditeurs nous fournissent une liste provenant de leur catalogue en vue d’être numérisés et on leur apporte une aide financière pour cette liste par le biais d’un pourcentage sur le budget global. C’est en général 50-60% de l’aide. C’est un dispositif qui permet de produire des livres homothétiques, numérisés ; ainsi, les éditeurs peuvent numériser leur catalogue.
  • Le deuxième dispositif représente des aides à la création de plates-formes internet, de diffusion internet. On aide un éditeur à diffuser ses œuvres via une plate-forme numérique. Les critères sont l’originalité et surtout l’universalité pour permettre la diffusion la plus large possible.
  • Le troisième dispositif est une convention avec la BNF : chaque année, elle dispose d’un budget de six millions d’euros qu’on lui attribue pour numériser son catalogue, donc des œuvres hors droits, qui sont tombées dans le domaine public. En opposition, on appelle le premier dispositif la numérisation des œuvres sous droits.

Ce sont les trois grands dispositifs qui existent aujourd’hui. Par ailleurs, on commence depuis bientôt deux ans à travailler en bilatéral avec soit des éditeurs, soit des libraires et ce qu’on appelle des pure players (ndlr : entreprise ayant démarré et exerçant dans un secteur d'activité unique) pour des projets expérimentaux. En effet, au niveau du numérique, tout est à inventer, on est face à un modèle qui n’existe pas encore et on est donc très attentifs aux nouveaux développements qui peuvent se faire dans le cadre de la diffusion numérique. On attribue environ un million d’euros à ce genre de projets expérimentaux. Il y a un fort soutien au numérique parce que la chaîne du livre a besoin d’être accompagnée financièrement dans ce développement, compte tenue de la taille du marché aujourd’hui en France, par rapport aux pays anglo-saxons, tels que les Etats-Unis ou l’Angleterre. Le livre numérique est vraiment embryonnaire en France par rapport à l’ensemble du chiffre d’affaires de l’édition. On est vraiment sur un début de marché pour diverses raisons. La raison d’être du CNL est donc d’accompagner ce développement, pas du tout en opposition avec le livre papier, mais vraiment en complémentarité.

Est-ce que le livre numérique va détruire le livre papier ? Aujourd’hui, personne n’est capable de répondre à cette question et l’usage de la lecture est tellement varié qu’on peut très bien à un moment de la journée lire sur un livre papier puis après passer au numérique. Le passage entre les deux canaux, les deux médias de diffusion du livre va se faire forcément à très long terme. Quand l’imprimerie a été inventée, il y avait encore pendant un siècle des copistes qui écrivaient manuellement les ouvrages. On est sur des cycles très longs et personne n’est capable de dire que le livre papier disparaîtra. On est vraiment sur des usages qui sont en train de se former et ce qui est intéressant, c’est qu’on assiste à de nouveaux modes de lecture. Peut-être pas à une augmentation du nombre de lecteurs mais plutôt à une augmentation des types de pratique de lecture et même des types de lecture même. On voit par beaucoup d’études que le numérique incite plus à zapper et à lire des petits bouts qu’un ouvrage entier. On ne peut pas dire que les gens lisent moins, mais ils lisent différemment. Il y a peut-être de nouveaux lecteurs pour qui ce mode de lecture est plus simple, plus attrayant que partir sur un long bouquin du début jusqu’à la fin sans s’arrêter.

D’un point de vue budgétaire, l’établissement consacre environ dix millions d’euros au numérique sous toutes ses formes.

Comment pensez-vous que ce rapport de l’aide consacrée au numérique par rapport au budget total va évoluer ?

Il ne va certainement pas diminuer ; aujourd’hui, on essaye d’inciter les grands éditeurs à numériser parce que c’est inévitable en raison du nombre important de e-readers sur le marché. Ils sont aussi de plus en plus performants et le numérique ne peut alors que se développer. Un travail sur le prix doit ensuite être fait pour que ce soit suffisamment attractif par rapport au support papier. Le CNL propose aux éditeurs des types d’aides de plus en plus variés et surtout, des montants d’aides plus importants, en pourcentages de leur budget pour la numérisation. D’ailleurs, actuellement, on ne donne que des subventions dans le domaine du numérique. Dans les prochaines années, on compte plutôt aider en prêts remboursables pour vraiment donner un coup d’accélération à la numérisation, par exemple en proposant le financement à 0% d’un projet de numérisation de 300 ouvrages de Gallimard. Ce prêt sera ensuite remboursé à l’établissement par échelons.

Y a-t-il des éditeurs qui s’opposent à la numérisation ?

Il y en a qui ne sont pas du tout intéressés par la numérisation de leurs ouvrages et ce, pour diverses raisons : culturelles, parce que pour eux, il n’y a que le papier, ou économiques, parce que c’est vrai que numériser un livre d’art coûte très cher. La numérisation d’images est très coûteuse. Il y a des stratégies de certains éditeurs qui est de dire : « Je préfère vendre des livres papier qui vont me permettre de faire tourner une entreprise de distribution » puisque les grands éditeurs absorbent de plus en plus les partie distribution et diffusion. A partir du moment où l’accès à l’ouvrage numérique se fera directement à partir d’une plate-forme, la logistique de diffusion/distribution ne fera plus de chiffre d’affaires. Dans beaucoup de cas, dans la vente d’un livre, c’est cette partie-là qui rapporte le plus de bénéfices. Il y a donc certains éditeurs qui ne veulent pas se couper de cette rentrée d’argent et qui freinent la numérisation.

Les éditeurs ne disent jamais qu’ils sont réticents à la numérisation, ils ne peuvent pas dire que ça ne les intéresse pas ou que ça n’a pas d’avenir.

Et concernant les bibliothèques ?

Notre position quand aux campagnes de numérisation est claire : on ne peut qu’accompagner ce processus. Il est évident qu’à côté de ça, il y a des entreprises telles Google qui ont une telle avance que la France, et même l’Europe, ne pourra pas numériser à la mesure de ce que fait Google. Mais, ce n’est pas seulement un problème de financement, c’est aussi un problème juridique. Le problème de la numérisation est beaucoup une question de droits d’auteur. C’est aussi pour ça que les choses prennent beaucoup de temps ; en effet, un éditeur, pour pouvoir numériser un livre, est obligé de revenir vers son auteur pour demander son accord et proposer un avenant par rapport au contrat initial. Les contrats qui ont été signés il y a dix ans, il y a vingt-cinq ans, n’avaient pas du tout de clauses de diffusion numérique dedans. Il y a donc à chaque fois retour vers l’ayant droit pour pouvoir obtenir l’accord juridique, comme ne le fait pas Google par exemple. Ils ont numérisé de manière « sauvage » l’ensemble de ces ouvrages en se disant « on verra après ». Il y a eu toute une série de procès aux Etats-Unis et les choses sont petit à petit en train de se régulariser, mais ils ont une avance considérable en termes de numérisation. Finalement, tant mieux, il y a ainsi une masse de documents numérisés, au moins en langue anglaise, qui existe déjà. Après, c’est le problème de la diffusion, tout le sujet est là. Le modèle français est un modèle ouvert, il n’y a pas de monopôle de diffusion numérique, contrairement à ce que fait Google qui nous oblige à passer par son canal de diffusion pour récupérer un livre numérisé.

Dans ce cas de monopôle privé, ne risque-t-il pas de choisir quoi numériser ?

Oui et non, on pourrait imaginer que c’est par le biais d’un système public, la censure d’Etat existe aussi. L’Etat n’a de toute façon pas vocation à diffuser, il a vocation à permettre la diffusion, donc à soutenir des acteurs privés qui diffusent eux-mêmes. On aide par exemple des plates-formes de diffusion comme Mille et un libraires, qui regroupe plusieurs libraires et qui est censée concurrencer Amazon, dans d’autres proportions évidemment. On peut acheter en ligne un ouvrage ou le trouver dans la librairie la plus proche qui est abonné à ce système de site internet. Il y a également leslibraires.fr, fait par la librairie Dialogues en Bretagne, qui va fédérer un certain nombre de librairies dans toute la France. Par ce biais, le CNL aide ces différents canaux de diffusion.

Les bibliothèques vont-elles perdre de leur importance dans cette ère de numérisation ?

C’est vrai que la pratique de lecture va complètement changer le mode d’appropriation de la bibliothèque. Il y a quelques années, la bibliothèque était par exemple pour l’étudiant un point obligé de passage ; pour trouver un ouvrage, il était obligé de passer plusieurs heures en bibliothèque, parce qu’il ne pouvait pas se permettre de l’acheter et il n’était pas disponible sur Internet. Aujourd’hui, tout est disponible, donc on peut se demander si ce n’est pas plus simple de rester chez soi et d’y récupérer tous les bouquins. Les bibliothèques sont donc obligées aujourd’hui de se réformer et elles n’ont plus vocation à être uniquement un catalogue d’ouvrages, mais plus un lieu de médiation vers les ouvrages. La fonction et la mission du bibliothécaire peuvent en fait se rapprocher de celles du libraire. L’arrivée du numérique leur fait finalement se poser la même question : comment puis-je assumer mon rôle de médiateur ? Quand on va sur Amazon par exemple, si on ne sait pas quel ouvrage acheter, on est un peu perdu. Si on clique sur un ouvrage, on a un petit bandeau qui nous dit « Les autres acheteurs ont également aimé : … » mais ce n’est pas vraiment un outil de conseil. C’est là où intervient le bibliothécaire ou le libraire : même si on ne sait pas ce qu’on veut quand on entre dans une bibliothèque ou une librairie, il va nous accompagner et nous aider à rechercher de plus en plus finement l’ouvrage qui nous permettra de travailler, en relation avec notre sujet de recherche ou de nous évader. C’est là où le rôle de la bibliothèque reste important.

C’est aussi un espace de socialisation, ce qu’on appelle le troisième lieu. Il y a de plus en plus de nouvelles bibliothèques qui travaillent sur les espaces de lecture, de conférence, tout ce qui est autour des rayonnages. Dans certaines bibliothèques, il n’y a même plus de rayonnages, il n’y a plus qu’un écran d’ordinateur qui permet d’accéder aux ouvrages numérisés. Le bibliothécaire n’est plus simplement un référentiel mais un animateur, un médiateur. Par exemple, une nouvelle bibliothèque va se construire à Thionville qui s’appelle le Troisième Lieu, complètement fondée sur ce principe : un lieu ouvert, un lieu de rencontres. Pourquoi troisième lieu ? Il y a la famille, l’univers professionnel et il y aurait ce troisième lieu qui permettrait des rencontres, soit humaines, soit avec un ouvrage, soit avec un film, une musique…

Donc effectivement, si la bibliothèque reste un simple rayonnage de livres physiques, son avenir sera vite réglé. Elle s’ouvre alors complètement aujourd’hui à une autre mission, qui existait peut-être déjà avant, mais qui était moins prégnante. Parler de mort de la bibliothèque est un peu rapide, mais la question peut bien sûr se poser. A mon avis, elle se pose de manière plus importante pour les libraires. La librairie est davantage en difficulté car l’espace d’accueil y est plus restreint, de par les surfaces des librairies. Cela va même au-delà du problème du numérique : il est vrai que les plates-formes numériques sont une forte concurrence pour les libraires, mais en plus de ça, il y a d’autres problématiques de loyer, de coûts, de leur faible taux de marge par rapport à d’autres commerces… Cette problématique est plus forte que celle des bibliothèques.

Aujourd’hui, on est en train de travailler sur des dispositifs avec les bibliothèques pour les aider dans l’abonnement à des bouquets de livres numériques. En effet, ils sont pour l’instant à des prix assez prohibitifs, donc on essaye soit de négocier avec les éditeurs, soit d’aider financièrement les bibliothèques pour qu’elles puissent les avoir à des prix relativement raisonnables. De plus en plus, pour fidéliser davantage d’abonnés, elles proposent de pouvoir se connecter sur un espace sécurisé à partir de chez soi où on peut télécharger tel disque, tel livre. Il n’y a donc plus cette démarche d’aller à la bibliothèque mais elle reste quand même un lieu de ressources documentaires. Et les bibliothèques sont de plus en plus intéressées par ce mode de relation avec leurs abonnés.

Qui vend ces bouquets numériques ? Pourquoi sont-ils si chers ?

Les entreprises mises sur le créneau sont peu nombreuses, elles ont un quasi-monopole. Elles proposent donc leurs bouquets à des prix assez importants. Le modèle économique n’est pas encore figé, à partir du moment où il y aura beaucoup plus d’acteurs sur le marché, les prix vont diminuer de manière mécanique.

Précision sur la bibliothèque de Thionville : c’est un projet, elle n’est pas encore construite. Il y a avait une maquette au stand du Ministère de la Culture au salon du livre. Elle s’ouvrira en 2014. Elle est intéressante car c’est le prototype des nouvelles bibliothèques qui vont se construire par la suite : très ouverte vers l’extérieur, centre de conférences, cinémas, c’est plus un complexe que simplement une bibliothèque.

Informations annexes données après la fin de l’entretien :

  • Au Japon et aux Etats-Unis, il n’y a plus de librairies indépendantes. En France, c’est le prix unique du livre qui les a sauvées.
  • Aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne, le livre numérique représente 10% du marché du livre (>> France)
  • La défense du livre papier en France explique pourquoi le livre numérique n’a pas été le raz-de-marée prévu