La spéculation sur les produits agricoles
La spéculation sur les produits agricoles
La vulnérabilité de l’agriculture des pays pauvres ﷯Les émeutes de la faim mettent en évidence l’extrême vulnérabilité du secteur agricole des pays pauvres, qui pèse toujours, pourtant, plus de la moitié de la population active, et la dépendance de nombre d’entre eux à l’égard de leurs importations alimentaires. En effet, au moment de la crise de la dette, la plupart des pays en développement ont fait le choix, favorisé par les institutions financières internationales, d’ouvrir leurs frontières et de nourrir les citadins grâce aux marchés mondiaux. La surproduction dans les pays du Nord, liée aux sommes investies dans l’agriculture, a créé un excédent de denrées alimentaires qu’Europe et États-Unis ont pris l’habitude d’exporter. Du fait de la concurrence agricole internationale, le prix mondial du blé, du maïs, du riz s’est établi artificiellement au niveau du producteur le plus compétitif, qui n’était pas le prix naturellement bas des grands pays neufs disposant de vastes territoires cultivables (Australie, Argentine, Paraguay, Canada), mais celui de vieilles nations, certes moins bien dotées en avantages physiques, mais soucieuses, pour des raisons autant sociales (préserver leurs agriculteurs) que de souveraineté alimentaire (ne pas dépendre de l’extérieur), de maintenir un secteur agricole dynamique grâce à tout un arsenal de protections et de subventions à l’exportation (puis, quand elles ont été interdites par l’Organisation mondiale du commerce, d’aides directes au revenu agricole). Ce sont ces aides massives qui ont tiré à la baisse les prix agricoles, sans relation aucune avec les coûts de production réels. Les producteurs du Sud ont ainsi été laminés par l’invasion de produits agricoles à bas prix, que leurs gouvernements ont privilégiés par rapport à leurs productions internes afin d’alléger des budgets nationaux déjà très tendus par le règlement de la dette. Depuis deux bonnes décennies, les villes du Sud sont nourries par les agriculteurs du Nord, tandis que les paysans du Sud quittent leurs campagnes faute de pouvoir tirer un revenu suffisant de leur activité. L’exode rural, qui vient grossir les bidonvilles, aggrave donc doublement le problème alimentaire : d’une part en créant de vastes « plèbes urbaines » qui comptent sur une nourriture importée à bas prix pour se nourrir, d’autre part en privant les campagnes d’une paysannerie qui aurait pu permettre d’alléger la facture alimentaire et de créer un marché intérieur en élevant le pouvoir d’achat de la masse paysanne (60% de la population active des pays en développement, 1 300 millions de paysans, contre environ 60 millions dans les pays riches). Pourtant accuser les pays du Nord et les institutions financières internationales d’avoir voulu affamer les pays en développement, de commettre un « crime contre l’humanité » comme l’a scandé dans tous les médias au printemps 2008 Jean Ziegler, l’ancien rapporteur spécial des Nations unies pour le droit à l’alimentation, relève plus de l’opportunisme événementiel que d’une réalité. D’abord parce qu’il n’existe pas de Grand Satan manipulant les marchés mondiaux, chaque pays recherchant d’abord à maximiser ses intérêts économiques et politiques à court terme, ensuite parce que les pays en développement, bien avant la crise de﷯ la dette, ont été les premiers à sacrifier leurs paysanneries sur l’autel de l’urbanisation, de l’industrialisation et de la paix sociale, qui passait par la fourniture de denrées alimentaires à bas prix en milieu urbain, denrées dont l’importation présentait en outre l’avantage de rapporter de providentielles taxes à l’importation à des gouvernements traditionnellement pauvres en recettes fiscales. Brunel Sylvie, « La nouvelle question alimentaire »,
Hérodote, 2008/4 n° 131, p. 14-30. DOI : 10.3917/her.131.0014

 

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