Une question d’intérêt général

La filière éolienne offshore : un sujet d’intérêt général ?

La création de la filière éolienne offshore est un projet ambitieux et de grande envergure. Elle passe par l’installation de six parcs éoliens le long de la côte atlantique. Les promesses sont belles pour la région, mais l’impact qu’auront ces parcs sur le littoral sera important. C’est pourquoi le projet est très discuté, dans des lieux tels que le débat public.

Mais au-delà du littoral français, ce sont tous les citoyens qui seront concernés. Car le mécanisme qui permettra de financer la filière met à contribution l’ensemble des Français (via la CSPE). En effet, le projet, à travers les deux appels d’offre de 2011 et 2013, est porté par l’Etat comme un projet d’intérêt général à portée nationale.

Mais celui-ci rencontre des oppositions et des questions : certains refusent catégoriquement l’installation d’éoliennes en mer, tandis que d’autres critiquent les méthodes employées pour la mise en place de la filière. A travers les points de désaccord se dessine la question suivante : la mise en place de la filière éolienne offshore est-elle vraiment un enjeu d’intérêt général ? L’intérêt général peut-il prendre le pas sur les intérêts des habitants des communes concernées par les projets ? Finalement, qu’est-ce que l’intérêt général ?

L’intérêt général: qu’en dit le droit français ?

En 1999, le Conseil d’Etat a publié un rapport intitulé : « Réflexions sur l’intérêt général ». Ce rapport explique que l’intérêt général «  occupe une place centrale dans la construction du droit public »1

Existe-t-il une définition légale de l’intérêt général ?

Même s’il est abondamment cité dans le droit public, l’intérêt général n’y est pas défini. Il n’est pas non plus défini dans les autres domaines du droit français. Le rapport du Conseil d’Etat affirme alors que c’est le rôle de l’Etat de définir l’intérêt général et d’en rechercher les finalités.

Quelles peuvent être les différentes conceptions de l’intérêt général ?

Le Conseil d’Etat nous donne deux visions différentes de l’intérêt général :

« Depuis [le XIIIème siècle], deux conceptions de l’intérêt général s’affrontent. L’une, d’inspiration utilitariste, ne voit dans l’intérêt commun que la somme des intérêts particuliers, laquelle se déduit spontanément de la recherche de leur utilité par les agents économiques. Cette approche, non seulement laisse peu de place à l’arbitrage de la puissance publique, mais traduit une méfiance de principe envers l’Etat. L’autre conception, d’essence volontariste, ne se satisfait pas d’une conjonction provisoire et aléatoire d’intérêts économiques, incapable à ses yeux de fonder durablement une société. L’intérêt général, qui exige le dépassement des intérêts particuliers, est d’abord, dans cette perspective, l’expression de la volonté générale, ce qui confère à l’Etat la mission de poursuivre des fins qui s’imposent à l’ensemble des individus, par-delà leurs intérêts particuliers. »

Ces deux visions sont également celles décrites par la Direction de l’information légale et administrative2, qui rajoute que la conception selon laquelle « l’intérêt général est formé de l’ensemble des intérêts particuliers » est anglo-saxonne. A l’inverse, la conception selon laquelle l’intérêt général, « dépassant chaque individu », est l’expression de la volonté générale est française.

Où retrouve-t-on ces conceptions de l’intérêt général dans la controverse sur l’éolien offshore ?

Le Conseil d’Etat l’annonce clairement, l’Etat français, à travers toutes ses institutions, est garant de la vision française de l’intérêt général :

« Nul doute que la tradition française, telle qu’elle s’exprime dans la législation et la jurisprudence, a clairement pris le parti de promouvoir un intérêt général qui aille au- delà d’un simple arbitrage entre intérêts particuliers. Elle s’inscrit, sans conteste, dans la filiation volontariste de l’intérêt général. »

Or, la filière industrielle, fer de lance de la France dans l’éolien offshore, a plusieurs objectifs pour le pays. Tout d’abord, elle s’inscrit dans une démarche de « patriotisme écologique » en amorçant la transition énergétique, conformément à l’engagement de la France lors du Grenelle de l’environnement. Ensuite, elle peut servir l’économie du pays comme source de dynamisme, d’emplois et d’innovation. Enfin, la mise en place de cette filière industrielle pourrait permettre à la France de rattraper son retard et de trouver sa place sur le marché mondial naissant de l’éolien offshore.

Ainsi, pour l’Etat, la mise en place de la filière industrielle de l’éolien offshore est un enjeu d’intérêt général.

De cette conception de l’intérêt général, dont l’Etat se porte garant, découle pour lui la nécessité d’apporter son soutien aux projets d’intérêt général. La mise en place de la filière éolienne offshore en est un. Après l’échec des tarifs d’achat préférentiels fixes, avec la bulle spéculative du photovoltaïque, l’Etat se tourne alors naturellement vers l’appel d’offre, dont il choisit les critères. Etant donné que ce projet revêt un intérêt national, le surcoût engendré par la production éolienne sera réparti sur l’ensemble des consommateurs. Le processus de débat public a un rôle dans la construction du projet puisqu’il permet d’informer le public et donne au projet une transparence qui permet au maître d’ouvrage de prendre les meilleures décisions le concernant. Mais, étant donné que l’intérêt général à la française dépasse la somme des intérêts propres, le public n’est amené à trancher à aucun moment pendant le débat public: c’est le maître d’ouvrage qui conserve sa capacité de décision.

La Commission Européenne, en donnant son aval au mécanisme de compensation des surcoûts par la CSPE, cautionne la vision de l’intérêt général portée par l’Etat français, même si l’Europe a une tradition plus anglo-saxonne de l’intérêt général.

Au niveau des intervenants des débats publics, que ce soient des habitants du littoral, des élus ou des pécheurs, les positions sont variées. On constate cependant, par l’intermédiaire des débats publics, que beaucoup défendent leurs intérêts avant d’envisager les bénéfices qu’apporteraient ces projets au niveau national. Cette conception de l’intérêt général, biaisée par le danger qui menace un intérêt personnel, se rapproche plus de la conception anglo-saxonne. Certains habitants du littoral protestent car ils considèrent qu’ils ne sont pas assez consultés et, à défaut, indemnisés. Le Conseil d’Etat en parle :

« La recherche de l’intérêt général implique, on l’a vu, la capacité pour chacun de prendre de la distance avec ses propres intérêts. Or, préoccupés avant tout de leurs intérêts propres, les individus ont trop souvent bien du mal à reconnaître – et à accepter – les finalités communes que recouvre précisément la notion d’intérêt général. »

En ce qui concerne les associations de défense du littoral, le rejet de la conception française de l’intérêt général est complet puisque ces associations, par leur nature justement, sont la cristallisation des intérêts et des attaches des personnes qui y adhèrent. Ainsi, le rôle de ces  associations ou collectifs est particulier puisqu’ils défendent des positions à tout prix sans rentrer pleinement dans le débat. Ils sont la représentation de l’intérêt général comme somme des intérêts particuliers, et cela les amène à contester l’action de l’Etat, l’appel d’offre favorisant les lauréats, et la légitimité d’une telle filière industrielle.

Finalement, ces différentes conceptions de l’intérêt général mènent à prendre des positions qui s’opposent dans la controverse sur la rentabilité de la filière française des éoliennes en mer.

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Sources :

[1] : http://www.conseil-etat.fr/fr/rapports-et-etudes/linteret-general-une-notion-centrale-de-la.html

[2]http://www.vie-publique.fr/decouverte-institutions/citoyen/approfondissements/interet-general-interets-particuliers.html