Pourquoi redistribuer les ressources ?

24 mars 2015

Face aux dysfonctionnements du système actuel le revenu de base est donc vu comme un moyen de lutter contre la grande précarité et d’assurer un minimum de subsistance à chacun. Le revenu de base est universel, inconditionnel et individuel. Ces trois critères traduisent le souci de liberté voulu par les partisans du revenu de base.

Néanmoins, le souci d’égalité voulu par les partisans du revenu de base peut-être envisagé de plusieurs manières. Certains partisans du revenu de base cherchent à fonder une société plus égalitaire tandis que d’autres cherchent simplement à permettre à la société de fonctionner de façon optimale.

Les arguments éthiques utilisés pour défendre le revenu de base sont multiples. Les différentes acteurs n’y accordent pas tous la même importance.  On peut cependant distinguer trois types de justifications apportées. La première approche, portée notamment par le philosophe et économiste Phillipe Van Parjis, consiste à justifier  la mise en place d’un revenu de base en se fondant sur une théorie de la justice. La deuxième approche consiste à démontrer l’importance d’un revenu de base grâce à une réflexion sur la société humaine et l’importance de faire société. Enfin la troisième approche, qui peut être jugée plus pragmatique, ne vise pas à faire du revenu de base un « droit » mais plutôt à montrer qu’il permet de concilier l’aide aux plus démunis et l’efficacité économique.

2.1

Les théories de la justice et le revenu de base

Selon l’épistémologue J. Elster une réforme telle que le revenu de base ne pourra être acceptée par la société que si elle s’appuie sur des arguments autres que conséquentialistes.

Il faut donc appuyer le revenu de base sur une théorie de la justice. Philippe Van Parijs souligne qu’il existe une multitudes de théories de la justice qui seraient compatibles avec l’instauration d’une allocation universelle. Nous ne présenterons que les deux théories qui paraissent être les plus mobilisées par les acteurs de la controverse.

La propriété commune des ressources

La première est aussi la plus ancienne justification du revenu de base. Elle s’appuie sur l’idée d’une propriété commune des ressources terrestres. Certaines richesses naturelles appartiennent à tout le monde, il parait donc évident quelles soient réparties équitablement entre les différents habitants de la communauté.

De ce type de justification découle naturellement le côté inconditionnel, individuel et universel du revenu de base. A l’origine de cette idée se trouve le philosophe américain T. Paine. En s’appuyant sur les travaux de H. Grotius, juriste hollandais qui défend l’idée que la terre est la propriété commune de l’ensemble des humains, T. Paine justifie une dotation inconditionnelle.  De nos jours, T. Paine fait office pour de nombreux défenseurs du revenu de base de figure emblématique. J-E Hyafil par exemple justifie entre autre le revenu de base grâce à cette idée :

Thomas Paine proposait en 1797 de taxer la rente procurée par la propriété de la terre et de redistribuer à tous sous forme d’une dotation universelle. Pour lui, la terre, bien commun, ne saurait être la propriété absolue de certains et une part de ses fruits devrait revenir à tous.

À la suite de la révolution industrielle et grâce à l’essor de la science, vient s’ajouter aux ressources de la Terre, l’idée d’une possession commune des gains de productivité. L’idée semble d’autant plus forte aujourd’hui qu’avec la robotisation, l’automatisation et la numérisation (lien 5.1), certains auteurs défendent l’idée qu’il devient impossible de déterminer qui a le droit de propriété sur certaines ressources et qui ne l’a pas. Marie-Louise Duboin résume ces changements de la façon suivante :

« Dans l’intervention humaine, la participation individuelle est de moins en moins mesurable du fait de la métamorphose du travail qui s’est opérée au siècle dernier: la production aujourd’hui, surtout dans l’industrie, résulte surtout de travaux antérieurs et non pas des opérateurs au stade final, elle est le fruit des recherches théoriques, des expériences précédentes, de l’état de la science mise en application, de l’élaboration d’un projet, et de la mise au point de logiciels adaptés. Prétendre pouvoir estimer, dans cette élaboration étalée dans le temps, la participation individuelle et présente, afin de l’acheter à son juste prix, son salaire, devient une absurdité, voire une escroquerie. »

La théorie de la justice de John Rawls

L’autre théorie de la justice qui permet de justifier l’existence d’un revenu de base est celle du philosophe analytique J. Rawls. Pour l’anecdote, P. Van Parjis raconte que lorsqu’il a parlé pour la première fois de l’allocation universelle avec J. Rawls il a été profondément choqué d’entendre le philosophe lui exprier son désaccord. Par la suite P. Van Parijs a consacré de nombreux articles à la question de la théorie rawlsienne de la justice et ses liens avec l’allocation universelle.

Il déclarera :

« En d’autres termes, les inégalités d’avantages socio- économiques ne sont justifiées, selon Rawls, que s’il est impossible de les réduire – sous la double contrainte des libertés fondamentales et de l’égalité des chances – sans détériorer le sort de ceux-là même qui en sont les victimes. ».

À partir de cette définition, il conclut : « Il est d’emblée plausible que pareils principes justifient l’introduction d’un revenu minimum garanti, et même, plus précisément, qu’ils justifient sa fixation au niveau le plus élevé qui soit économiquement soutenable ».

Pour justifier la choix de l’allocation universelle comme revenu minimum garanti P.Van Parjis s’appuie sur l’un des avantages socio-économiques énoncés par Rawls, à savoir « les bases sociales du respect de soi ». Ce qui est déshonorant selon Philippe Van Parjis – il est d’ailleurs loin d’être le seul à partager cette idée- c’est d’être dans l’incapacité de pouvoir subvenir à ses besoins et d’être reconnu comme incapable. On comprend pourquoi l’Allocation Universelle est vue par P.Van Parjis comme une fidèle application des principes de justice énoncé par John Rawls.

2.2

Participer à la société, un droit ?

Certains défenseurs du revenu de base s’appuient entre autre sur l’idée que pour qu’une société fonctionne bien il faut que chacun puisse satisfaire ses besoins primaires. Ce type de justification sociologique est relativement pragmatique : pour garantir l’ordre social il est nécessaire de verser un revenu de base qui assurerait à tout le monde de ne pas tomber en dessous d’un certain seuil.

Un revenu de citoyenneté

Toujours dans l’optique d’oeuvrer au meilleur fonctionnement de la société, certains acteurs tels que le Mauss, ou  Jean-Marc Ferry, argumentent en faveur d’un revenu de base comme moyen de redonner vie à la citoyenneté. Cela permettrait de renouer en quelque sorte avec une liberté positive, celle que Hannah Arrendt nommait «  la liberté des anciens ». Cette liberté est celle de l’individu qui prend une part active dans le fonctionnement et dans la vie de la cité. Les personnes marginalisées du fait de revenus absents ou trop faibles pour s’intégrer n’ont pas accès à ce type de liberté.

Pascal Combemale résume la position du MAUSS de la façon suivante : « Du point de vue du MAUSS, la ligne directrice de la réflexion c’est la démocratie. Qu’est-ce que ça veut dire de vivre dans une démocratie ? L’idée est qu’il existe des conditions matérielles de fonctionnement d’une démocratie. C’est en référence à un idéal qui est peut être souvent un mauvais idéal mais qui est que les citoyens, même les plus modestes d’entre eux peuvent participer à la vie civique, à la vie sur l’agora, parce leurs conditions matérielles d’existence sont garanties, aussi modestes puissent-elles être. […] Pour être un citoyen à part entière il ne faut pas être asservi à la nécessité. »

Cette vision  semble reposer sur la croyance d’une possible intégration à la société en dehors de l’emploi. Elle est mise à mal par les défenseurs de la valeur travail.

L’idée de liberté comme justification est très forte aussi dans une autre forme de défense de l’instauration d’un revenu de base cette fois plus politique.  C. Pateman justifie le revenu de base entre autre en expliquant que ce qui caractérise une démocratie c’est l’autonomie et la liberté. Ainsi les structures d’autorité démocratique qui garantissent et accroissent l’autonomie des individus sont primordiales au fonctionnement de la société. Or l’autonomie et la liberté passent par la capacité monétaire à subvenir à ses besoins. Les aspects universels et inconditionnels vont aussi de la sens d’une plus grande liberté et autonomie des citoyens.

L’individu producteur de richesses

On trouve aussi l’idée que l’individu, par le simple fait qu’il existe, apporte une certaine forme de richesse à la société que celle-ci doit lui rendre, notamment par le biais du revenu de base. Ce type d’approche se rapproche de l’idée de propriété commune de certaines richesses et est d’ailleurs défendu notamment par Yoland Bresson :

« Le revenu d’existence est accordé parce qu’on existe et non pour exister. L’instaurer c’est reconnaître la personne comme membre de la communauté à laquelle elle participe. Chaque personne du simple fait qu’elle existe, est source de richesses pour la communauté. »

2.3Un « filet de sécurité » : le revenu de base comme politique sociale respectueuse de la liberté de marché.

Certains militants en faveur du revenu de base, principalement les plus libéraux d’un point de vue économique comme M. Friedman, ne font pas du revenu de base quelque chose qui découlerait d’une idée institutionnelle ou d’un droit. Le recours à l’État pour sortir les individus de la grande pauvreté se justifie par le fait que les organisations caritatives ne peuvent s’occuper de tout le monde. Or il est nécessaire, selon eux, de permettre aux personnes en grande difficulté de réintégrer le marché, qui, lorsqu’il fonctionne sans entrave, garantit la meilleure allocation des ressources.

Dans l’idéologie libérale, aussi bien politique que économique, l’état doit laisser les individus libre de leur choix et les responsabiliser. C’est pourquoi de tous les programmes de protection sociale, le revenu de base ou l’impôt négatif est le plus juste. Cette idée est d’ailleurs présente chez la plupart des défenseurs du revenu de base. Au lieu de fournir des prestations ciblées, des biens, on donne de l’argent. Pour M.Friedman, dans son essai Capitalisme et Liberté,  le cash c’est la liberté. Cette aide inclut les gens dans la société et les laisse arbitre de leurs propres besoins.

Le revenu de base, comme politique sociale de lutte contre la pauvreté, est un moyen de permettre au marché de fonctionner librement. Pour Gaspard Koenig, qui se qualifie de libéral aussi bien au sens politique qu’économique, la séparation des politiques sociales et des politiques économiques est essentielle. Le revenu de base peut alors apparaître comme un outil qui permet de flexibiliser le marché du travail tout en assurant au travailleur de quoi vivre si le salaire d’équilibre tombe trop bas.