L’abattage des bouquetins dans le massif du Bargy semblait certes radical, mais son efficacité ne fait aucun doute à première vue. Le principe est simple : si l’on réduit les populations de bouquetins infectées, on réduit avec celles-ci le risque de contamination des exploitations animales. Pour évaluer la meilleure stratégie d’abattage, les instances scientifiques furent donc consultées et si elles s’accordèrent sur l’efficacité de la mesure, elles mirent cependant en garde contre certains effets néfastes potentiels. Les inconvénients d’un abattage massif se sont-ils alors réalisés et si tel est le cas, ne fallait-il pas revoir la stratégie de lutte contre la brucellose ? 


Une mise en garde

« La nature a horreur du vide » Aristote

Dans leur compte rendu, le CNPN et l’ANSES prennent leurs distances quant au choix de l’abattage des populations de bouquetins dans le Bargy [1]. Un des problèmes causés par l’abattage systématique et total des individus suspects, pointé du doigt par plusieurs scientifiques et repris par les militants écologistes (FRAPNA notamment) est que cette méthode pourrait avoir un effet inverse de celui recherché : Le Bargy est un massif ouvert, possédant une population de bouquetins des Alpes. Si une partie de cette population venait à être décimée, cela modifierait la structure des hardes et créerait en quelque sorte un « appel d’air », c’est-à-dire que la diminution de cette population amènerait les bouquetins d’autres massifs à se déplacer vers le Bargy. Des actions d’abattage pourraient même effrayer les individus et les pousser à fuir vers les autres massifs, afin d’être en sécurité. Si cela devait se produire, la proximité entre les individus de massifs différents pourrait accroître le risque de propagation de la brucellose dans les massifs français voire italiens et suisses. Dans une interview faite aux médias, le préfet de Haute-Savoie déclare justement vouloir protéger tous les autres bouquetins des autres massifs alpins en ordonnant l’abattage total des individus du Bargy, choix vivement contesté par les écologistes pour finalement n’aboutir qu’à un abattage partiel [2]. Cette hypothèse doit cependant être étudiée davantage et est rejetée par plusieurs scientifiques notamment à cause du risque de transmission très faible. Par ailleurs, la connaissance insuffisante des mouvements de population chez le bouquetin ne permet pour l’instant pas de savoir si une telle supposition serait plausible.

«Il n’existe aucun exemple d’éradication d’une épidémie dans la faune sauvage (épizootie) par tentative d’abattage total».

Jean-Pierre Crouzat, Administrateur de la Frapna [4]

Un autre argument mis en avant par les militants écologistes et les médias en défaveur de l’abattage serait d’ordre empirique. Par expérience, l’abattage massif d’animaux sauvages en massif ouvert ne s’est jamais montré efficace dans le monde. En outre, la difficulté de recueillir des informations sur les populations sauvages fait obstacle à l’enrayement de la maladie. Estimer une population sauvage relève en effet de l’impossible. Selon Mme. Carole Toïgo de l’ONCFS, dont la thèse porte sur le bouquetin, le simple fait que le milieu de vie des bouquetins soit un milieu escarpé et difficile d’accès ne permettrait que de comptabiliser la moitié des animaux lors d’une étude [5].

Et dans les faits ?  

Dans les faits, cette dernière remarque s’est avérée véridique. En effet, le constat est le suivant: avant l’abattage des 260 individus, la population était estimée à 350 bouquetins et après abattage, le comptage des bouquetins révèle à nouveau une population de 350 individus.

Parmi ces individus testés, la classe des bouquetins ayant évité l’abattage a connu un véritable retour de flamme. En effet, les individus de moins de cinq ans furent épargnés car la prévalence de maladie se tenait à moins de 10% chez les jeunes. Cependant, après l’abattage, ce ne sont pas moins de 50% des individus de moins de cinq ans qui se révèlent séropositifs pour la brucellose. En n’abattant qu’une classe particulière, le problème n’a fait fait que se déplacer vers une autre classe. Mais comment expliquer ce phénomène ? Il se trouve que l’abattage s’est déroulé juste avant la période de rut annuel. Les vieux mâles ayant été décimés, ce sont les plus jeunes qui ont eu accès à la reproduction. Dominique Gauthier parle a ce sujet de « désorganisation sociale » et d’« absence de hiérarchie ». Les femelles ayant échappé à l’abattage ont donc contaminé les plus jeunes via la reproduction. 

Si les femelles ont survécu à l’abattage, c’est à cause du déroulement même de ce dernier. En effet, si les vieilles femelles sont les principales porteuses de la maladies avec une prévalence de 70%, l’âge de la femelle est plus difficile à évaluer que celui du mâle, dont la taille des cornes informent donnent directement l’âge. Les chasseurs devant respecter un quota de bouquetins de plus de cinq ans à abattre, il est compréhensible qu’ils aient abattus bien plus de mâles que de femelles par facilité d’identification.

Au final, si ce n’est pas tant les mouvements de bouquetins entre les différentes massifs qui ont envenimé la situation comme annoncé, c’est bien la perturbation de la population via l’abattage qui est à l’origine de la dégradation de la situation épidémiologique. Les militants écologistes pointent alors du doigt un mauvais ciblage des populations à abattre autant que la mauvaise prise en compte des périodes de ruts chez les bouquetins [5].

Des répercutions écologiques

Les militants écologistes militent également contre l’abattage massif à cause des éventuels dommages collatéraux sur la faune. Au cœur de ce problème se trouve encore une fois un point évoqué par l’ANSES dans son avis de 2013. La saisie précise bien que l’évacuation des bouquetins abattus sur une période de 20 jours semble peu réalisable. Les cadavres laissés sur place seront alors consommés par de nombreux charognards. En particulier, le Gypaëte barbu est un oiseau charognard protégé dont un couple reproducteur est présent sur le Bargy. Si la brucellose ne présente aucun danger pour le Gypaëte, c’est en revanche la consommation de fragments de plomb issus des balles qui met en danger l’oiseau, très sensible au saturnisme. Les écologistes parlent donc de potentielle catastrophe écologique car le bouquetin est en réalité au centre d’un écosystème dont la fragilité n’a pas été prise en compte dans les décisions politiques.

Bartgeier_(Gypaetus_barbatus)_01
Le Gypaëte barbu 


Comme nous venons de le voir, l’abattage massif des bouquetins n’a pas eu l’efficacité tant escomptée par les autorités politiques. Que ce soit par les instances scientifiques ou par des experts militants écologistes, d’autres méthodes sont alors proposées et qui permettraient d’éviter l’éradication d’une espèce protégée.


[1] AVIS de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail relatif aux «mesures à prendre sur les bouquetins pour lutter contre la brucellose sur le massif du Bargy, Haute-Savoie». 04/09/2013.

[2]  Savoie : Abattage des bouquetins du massif du Bargy. TV8  Mont-Blanc. 01/10/2014. Disponible sur Youtube

[4] Les bouquetins du Bargy en passe d’être abattus. Tribune de Genève. Le 01/10/2014.

[5] KERGOAT Morgane. Brucellose du bouquetin : l’abattage total n’assainira pas le massif du Bargy. Sciences et Avenir. 30/09/2014

  Page précédente