Les annonces d’Apple et de Facebook : une affaire médiatique fâcheuse

L’affaire Apple/Facebook

En octobre 2014, Apple et Facebook ont conjointement annoncé leur intention de proposer à leurs employées de financer la vitrification et la conservation de leurs ovocytes pour leur permettre de sa consacrer pleinement à leur carrière. Les deux compagnies couvriraient en effet jusqu’à 20.000$ (soit environ 16.000€) les frais de la procédure, à quoi s’ajouteraient 500$ par année de conservation d’après la chaîne d’information NBC News.1Apple explique cette décision en disant :« We want to empower women at Apple to do the best work of their lives as they care for loved ones and raise their families »6

Comme en témoigne la presse américaine, l’opinion publique est très divisée face à cette possibilité et s’interroge sur le bien-fondé de cette initiative.2 En France, de même, l’idée de voir une entreprise proposer un tel service a suscité une polémique vivace.

Source : http://www.france24.com/fr/facebook-apple-congelation-ovules-sante-feminisme-parite-debat

Un quasi-baptême médiatique qui nuit à la technique…

Si l’affaire Apple-Facebook a catalysé une renaissance du débat sur l’autorisation de la congélation ovocytaire pour convenance personnelle en France, elle a aussi eu des répercussions sur les orientations de ce débat. La technique de la congélation des ovocytes s’est retrouvée envisagée à travers le prisme des implications morales de voir des entreprises privées la proposer à leurs salariées.

La possibilité technique de congeler ses ovocytes pour différer sa maternité est peu connue du grand public et c’est par les réactions majoritairement hostiles de la classe politique et de la sphère médiatiques qu’elle s’est introduite auprès de lui. La ministre de la Santé, Marisol Touraine, a immédiatement dénoncé les propositions d’Apple et de Facebook :

« Je suis préoccupée d’entendre que ce projet soit porté par des entreprises. Attention à ces projets qui sont difficiles et ont des conséquences éthiques. Ce n’est pas aux employeurs de s’emparer de ces sujets. »

Elle est suivie par les tribunes de nombreux spécialistes et journalistes qui s’inquiètent de telles initiatives. En particulier, cette affaire a illustré très concrètement un argument majeur des opposants à l’autoconservation ovocytaire de convenance : on risquerait de rendre la femme plus vulnérable aux pressions des employeurs via la technologie et de nuire à l’égalité homme-femme en croyant la favoriser. Ainsi, dans La Libre, Valérie Lootvoet, directrice de l’Université des femmes questionne la légitimité d’autoriser l’autoconservation ovocytaire de convenance : dénonçant un contexte général de fermeture des droits des femmes, elle s’inquiète que les hommes et les entreprises freinent les femmes dans leurs carrières. Elle préconise plutôt des mesures coercitives pour imposer aux hommes d’assumer davantage leur paternité (par exemple, imposer un congé de paternité etc.).5 De la même manière, le journaliste Guillaume Champeau déplore l’initiative d’Apple et Facebook, qui vise selon lui à « ajuster la nature et l’employée pour qu’elle s’adapte aux besoins de l’entreprise » alors qu’il faudrait selon lui modifier les politiques sociales des entreprises, et la société en général, pour qu’il soit possible aux femmes de concilier vie de famille et carrière.7

En France, les propositions d’Apple et de Facebook ont suscité un véritable malaise. De nombreux partisans de l’autorisation de l’autoconservation ovocytaire pour convenance personnelle partagent ce refus de voir des entreprises exploiter cette technique de la sorte. C’est par exemple le cas du docteur René Frydman, père des premiers bébés éprouvettes français et militant de longue date en faveur de la vitrification ovocytaire pour raisons sociales, qui s’est indigné d’une « véritable OPA sur la vie privée des femmes ». Dans la même logique, Pauline Arrighi, porte-parole de l’association Osez le féminisme ! regrette la confusion que l’affaire Facebook-Apple :« Sur le principe, on est favorables à cette technique qui offre davantage de liberté aux femmes. Mais ça n’est pas à l’entreprise de se mêler de sujets aussi cruciaux et intimes, ni de financer une technique qui doit être préalablement discutée »

Ces partisans craignent que les contestations morales aux initiatives d’Apple et Facebook ne déteigne sur le jugement porté par l’opinion publique sur la possibilité même de vitrifier ses ovocytes pour soi. Au-delà de l’association implicite que dresse cette affaire entre congélation ovocytaire de convenance et pressions professionnelles, certains critiquent le sensationnalisme, voire le manque de soin, avec lequel les médias relayeraient l’information. Virginie Rio, présidente du collectif BAMP ! (Blog Assistance Médicale à la Procréation) qui milite pour l’autorisation de l’autoconservation ovocytaire pour raisons sociales, regrette les médias aient comparé sans précautions la France et les Etats-Unis qui présentent des systèmes de santé distincts.« Les médias, ils mélangent tout, et ils ont fait comme si, d’un seul coup, Facebook et Apple allaient faire congeler les ovocytes de toutes les femmes, et c’est cela qui nous a un peu gêné. »9

Le docteur Joëlle Belaïsch-Allart, vice-présidente du Collège National des Gynécologues et Obstétriciens Français (CNGOF) et favorable à l’autoconservation ovocytaire pour raison sociale, évoque elle aussi un traitement partial et biaisé de l’information sur la question de la vitrification ovocytaire de convenance de la part des médias :« On n’arrive pas à expliquer aux femmes qu’il vaut mieux faire leurs enfants plus tôt. On n’y arrive pas parce que c’est un message qui ne passe pas bien, parce que les médias sont contre nous clairement, les journalistes femmes, elles aussi elles attendent d’avoir plus de trente-cinq ans pour faire leurs enfants et elles ne comprennent pas quand on leur dit que c’est difficile »8

… Mais qui a le mérite d’amener le sujet sur la place publique et d’informer

L’affaire Apple-Facebook a profondément bouleversé le débat français sur la congélation des ovocytes : elle a relancé la controverse en l’introduisant dans l’arène médiatique alors qu’elle était jusqu’alors confinée à un discret débat entre experts et politiques. Le graphique suivant, réalisé grâce au logiciel Gargantext développé par le Centre de Sociologie de l’Innovation (CSI) de l’Ecole des Mines de Paris, retrace l’évolution du nombre de publications mensuelles sur la congélation ovocytaire dans la presse française sur les 30 dernières années. Il décrit ainsi les différentes phases de médiatisation du débat sur la congélation des ovocytes.

Source : Etude Europresse portée sur le logiciel Gargantext

Jusqu’en 2010, la presse française est restée peu loquace sur ce sujet, bien que la congélation lente soit possible en Francedepuis le début des années 1990. On ne trouve que quelques publications sur le sujet, à une fréquence aléatoire. L’interdiction par la loi française d’innover dans ce domaine (de tels travaux pouvant in fine être assimilés à des recherches sur l’embryon), peut expliquer la rareté des articles de presse abordant ce thème. L’approche de la révision des lois de bioéthique en 2011 donne lieu à une augmentation du nombre de publications de médecins appelant à des assouplissements de cette réglementation, notamment à travers l’autorisation de la technique plus récente de vitrification ovocytaire.

Le premier pic observé après 2010 correspond à l’annonce par le professeur René Frydman de la naissance de deux jumeaux à partir d’ovocytes congelés en novembre 2010. Le graphique témoigne également d’un second pic d’articles en 2011, qui correspond à la révision desdites lois de bioéthiques. A cette occasion, en février 2011, le parlement autorise finalement la vitrification ovocytaire à des fins thérapeutiques via un amendement déposé et défendu par Valérie Boyer, député UMP des Bouches-du-Rhône. Elle ouvre également la porte à la vitrification ovocytaire pour convenance personnelle en légalisant l’autoconservation pour les femmes qui donneraient une partie de leurs ovocytes. Dans son ensemble, la presse accueille favorablement cette annonce mais sans s’en satisfaire pleinement : si le Figaro titre le 7 février : « La vitrification ovocytaire enfin autorisée », se félicitant que la « la France ne [serait] plus à la traîne »3, le journal Libération s’inquiète du chantage qu’une telle proposition impose aux femmes.4

Cette crainte est partagée en 2012 par le Collège National des Gynécologues et Obstétriciens Français (CNGOF) dans son avis favorable à l’autoconservation ovocytaire, publié le 12 décembre 2012 en parallèle d’un avis semblable de l’European Society for Human Reproduction and Embryology (ESHRE).

La couverture médiatique des événements précédents est néanmoins modérée et contraste fortement avec celle qui encadre l’affaire Apple-Facebook, aisément discernable avec le pic d’octobre 2014. Jusqu’alors, le débat était resté confiné dans les milieux scientifiques et politiques et n’avait côtoyé l’opinion publique qu’à travers des sursauts médiatiques limités. Devant l’ampleur des réactions qu’elle a suscitées, cette affaire a permis d’informer l’opinion publique sur l’autoconservation ovocytaire et d’implanter plus durablement le débat dans l’arène médiatique.

La presse devient en effet le support du débat induit par l’affaire Apple-Facebook. De nombreux articles confrontent les points de vue de partisans et d’opposants à l’idée de vitrifier ses ovocytes pour soi-même à l’instar de l’article « Quand l’entreprise facilite la congélation d’ovocytes : un pas vers l’égalité des sexes ? » paru dans La Libre le 17 octobre 2014, qui donne la parole à Valérie Lootvoet, présentée ci-dessus, et Isabella Lenarduzzi, fondatrice de JUMP « Empowering Women, advancing the Economy »qui défend l’autoconservation ovocytaire pour convenance personnelle.5 Certains relatent les propos de médecins partisans de cette pratique, comme l’article du Nouvel Observateur, « Congeler les ovules des salariées ? Facebook et Apple font avancer l’égalité homme-femme », paru le 19 octobre 2014, où Samir Hamamah, chef de département en médecine et biologie de la reproduction au CHU de Montpellier, tente de justifier les initiatives des deux groupes.10 Dans les reportages télévisés diffusés sur France Télévision, ainsi que dans des articles de presse, le cas de Garance Yverneau, chef d’entreprise ayant fait vitrifier ses ovocytes à l’étranger, est souvent mis en avant pour donner la parole aux femmes directement concernées par l’autoconservation ovocytaire.

L’affaire Apple-Facebook a également participé à une prise de conscience générale sur un phénomène jusqu’alors peu connu. Opposants et partisans de l’autoconservation ovocytaire pour convenance personnelle s’accordent généralement pour déplorer le manque d’une sensibilisation suffisante auprès des femmes sur la chute de la fertilité liée à l’âge. Virginie Rio regrette notamment que les programmes scolaires, qui traitent pourtant de la reproduction, délaisse cet aspect-ci et milite pour une information plus précoce :« Il y a un manque d’information à l’école. On parle de la sexualité mais on ne parle pas assez du déclin de la fertilité. Nous avons comme projet de faire de la prévention pour les jeunes : pas pour leur dire : « faites des enfants à 20 ans ! », mais pour les prévenir. On peut dire que c’est prématuré mais nous on pense que l’information n’est jamais prématurée »

Le docteur Joëlle Belaïsch-Allart souligne de son côté le déni dont souffrirait l’infertilité liée à l’âge et qui croîtrait avec le niveau d’étude :« C’est quelque chose qui est bien démontré par les psychiatres et par les psychologues dans les différents articles de psy, il y a un déni de la chute de la fertilité avec l’âge. Et plus les gens montent dans les diplômes et moins ils le savent. Il y a une étude israélienne qui est spectaculaire. On leur présente le cas d’une femme de 45 ans et on leur demande : pensez-vous que ce soit le cas d’une grossesse spontanée? Il n’y a que 11% des étudiants qui répondent que non c’est impossible, après 45 ans c’est exceptionnel une femme qui tombe enceinte spontanément. En réalité, c’est qu’elle a eu un don d’ovocyte ou bénéficié d’une autoconservation, mais ce n’est pas une grossesse spontanée. Alors plus les gens sont cultivés ou diplômés, et plus ils pensent qu’on peut faire un enfant à tout âge. »

Joëlle Belaïsch-Allart s’appuie ici sur des études scientifiques menées par des psychologues dans différents pays. Ces études démontrent d’abord que les femmes, en particulier les plus diplômées, sous-estiment l’impact de l’âge sur la fertilité11 12 et méconnaissent les risques des grossesses tardives13 14. Elles manifesteraient une confiance excessive dans l’assistance médicale à la procréation pour y faire face11 15 16, et ceci serait encore plus flagrant chez les étudiants.11 12 16

La presse féministe poursuit souvent un objectif de sensibilisation sur l’autoconservation ovocytaire de convenance et propose des articles à vocation informative, ponctués par de nombreux témoignages de femmes ayant elles-mêmes vitrifié leurs ovocytes (souvent à l’étranger). C’est par exemple le cas de l’article d’Isabelle Duriez « Fertilité : elles ont fait congeler leurs ovocytes » paru dans Elle en octobre 2014 qui reprend l’expérience de Garance Yverneau. Souvent favorable à l’autoconservation ovocytaire pour raisons sociales, ces articles traitent en particulier les questions de taux de réussite et de financement de l’opération, tout en évoquant des arguments éthiques, sociétaux et politiques.17



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