Effet cocktail

L’effet cocktail représente actuellement l’une des difficultés principales pour la communauté scientifique, dans son travail sur l’étude de la dangerosité des pesticides.

Lorsqu’un laboratoire mène une étude sur une substance donnée, elle ne considère que celle-ci et ne travaille que sur ses propres impacts sur la santé. Seulement, en pratique les agriculteurs notamment ne sont pas exposés qu’à une, mais bien à une multitude de substances dans leur vie quotidienne. Ainsi, même s’il n’est exposé qu’à des quantités inoffensives de chacune de ces substances, leur combinaison peut s’avérer très dangereuse pour un individu : c’est l’effet cocktail.

Les industriels sont les premiers à utiliser les effets cocktails lorsqu’ils établissent les dosages des pesticides qu’ils souhaitent commercialiser. En effet, à une substance principale, nommée principe actif, s’ajoutent une multitude d’adjuvants dont le rôle est d’augmenter les effets de la substance active, voire d’apporter de nouvelles propriétés chimiques au mélange. Actuellement, ces effets cumulés ne sont que très peu pris en compte dans les études concernant la toxicité des pesticides.

Un exemple est donné par l’INSERM dans son étude Pesticides : Effets sur la santé, parue en 2013, qui illustre ici l’effet synergique :

«Key et coll. (2007) étudient la toxicité d’un mélange de trois pesticides, un herbicide et deux insecticides (atrazine, fipronil et imidaclopride) sur la larve de crevette d’herbier. Lorsqu’ils sont administrés isolément, le fipronil est le plus toxique et l’atrazine ne l’est pas du tout. En combinaison binaire avec l’atrazine, la toxicité de chacun des pesticides n’évolue pas. De même, on n’observe pas de toxicité plus qu’additive avec le mélange fipronil et imidaclopride. Mais lorsque l’atrazine est combinée aux deux autres insecticides (fipronil et imidaclopride), le mélange présente une toxicité supérieure à la toxicité additive de ces deux insecticides.  »

La difficulté majeure que l’effet cocktail pose à la science apparaît bien d’ailleurs dans cette même étude :

« Bien que cette problématique soit d’importance majeure, le nombre considérable de xénobiotiques [Se dit d’une molécule étrangère à un organisme vivant (additif alimentaire, par exemple) et considérée comme toxique, source : Larousse] environnementaux, ajouté à leurs effets combinés, rend impossible toute évaluation toxicologique réglementaire des mélanges. Compte tenu de ce déficit de données expérimentales, il est nécessaire de modéliser leurs impacts pharmaco-toxicologiques potentiels à partir des données disponibles sur les substances testées isolément. »

Ohri Yamada, qui travaille à l’ANSES à la Direction d’Evaluation des Risques, en arrive aux mêmes conclusions. A l’Agence, les scientifiques s’intéressent aux doses de pesticides auxquelles vont être exposés les agriculteurs. Ensuite, des études en laboratoires permettent de déterminer la dose létale que l’on associe à chaque produit, en effectuant des tests sur des animaux par exemple. En comparant les deux valeurs, on peut alors conclure quant au risque de dommage sur la santé de l’agriculteur.

Dans ce cas-là, bien évidemment l’étude se fait substance par substance, en d’autres termes, l’effet cocktail n’est pas pris en compte à l’ANSES.

Selon M. Yamada, il y a en effet trop de combinaisons possibles : toutes ne peuvent pas être testées. Cependant, l’EFSA commence à prendre en compte cet effet cocktail en regroupant les substances qui ont des modes d’actions similaires, mais les applications ne sont pas encore effectives.

Toute la difficulté de l’appréciation de l’effet cocktail est là : il y a trop de combinaisons possibles, trop de substances diverses et variées – pas seulement des pesticides d’ailleurs – à prendre en compte, ce qui rend une étude globale impossible.

Jean-Charles Bocquet, ancien directeur de l’UIPP, nous confiait quant à lui ses doutes quant au véritable danger que représente l’effet cocktail : est-ce un si grand risque pour les populations d’agriculteurs ? Dans notre entretien avec lui, il nous décrit en effet les méthodes de travail de l’ANSES, quand l’agence s’est intéressée à l’effet cocktail  :

« Sur la base de toutes les études de résidus qui sont faites tous les ans au niveau européen, il y a un monitoring qui est fait sur 70 000 à 80 000 échantillons de fruits et de légumes. On retrouve des traces de résidus, et sur la base de ces traces retrouvées, l’ANSES a fait des études parce qu’on retrouve parfois 10, 12 traces de résidus différents sur des pommes ou d’autres productions légumières. Et c’est sur la base de ces données que l’ANSES a revérifié s’il y avait ou pas un effet sur la santé. Et, en fait, ses conclusions c’est qu’il n’y a pas de panique par rapport aux effets potentiels « cocktail » parce que les marges de sécurité qui sont prises, pour chacune des molécules sont tellement grandes, que en fait, même quand on remélange plusieurs produits avec un même type de mode d’actions, pour l’instant, il n’y pas d’effet.»

Ce cas particulier représente-t-il bien l’ensemble des conséquences que peut avoir l’effet cocktail sur la santé ?

Dans son rapport, l’INSERM conclut que « la population générale comme la population professionnelle est exposée en permanence à des « cocktails » de xénobiotiques, comme des mélanges de pesticides tant à partir des denrées alimentaires qu’à travers l’environnement général et professionnel où des molécules, même interdites, sont encore présentes. Les effets d’une exposition à un mélange de pesticides restent extrêmement difficiles à mettre en évidence d’autant que viennent s’ajouter les effets d’autres produits chimiques de nature extrêmement variée. […] Malgré de nombreuses études relatives à l’impact des mélanges de pesticides, il existe encore trop peu de données concernant les interactions possibles entre les composants d’un mélange. La multiplicité des interactions lors d’une exposition à un mélange de substances rend compte de la difficulté d’une évaluation toxicologique réglementaire des mélanges. Ces interactions peuvent en outre être influencées par de nombreux autres paramètres comme l’imprégnation à d’autres molécules (tabac, alcool, médicaments…) ou l’état physiopathologique de l’individu (diabète, insuffisance rénale…).»

Marc Mortureux, ancien directeur général de l’ANSES, va dans le même sens dans l’article de l’AFP « Pesticides : des risques à long terme encore mal évalués », publié en avril 2014 : il reconnaît en effet que pour une même substance active, il peut y avoir «300 préparations commerciales différentes», et «il n’y a pas de façon systématique d’essais de toxicité chronique, de long terme, sur chacune des formulations».

Sommes-nous alors dans une impasse ? Comment répondre alors au problème de l’effet cocktail ? Les dernières lignes du rapport concernant cet effet laissent entrevoir des possibilités de développement :

«La complexité des interactions des pesticides au sein d’un mélange avec différentes cibles aux niveaux cellulaire et moléculaire (transporteurs de xénobiotiques, cytochromes P450, différentes voies de signalisation…) justifie d’approfondir les recherches en utilisant des modèles expérimentaux mimant l’exposition des professionnels et en parallèle de rechercher des modèles théoriques pouvant rendre compte d’un mécanisme d’action similaire ou au contraire distinct. Comme le proposent Soto et Sonnenschein dans une revue récente (Soto et Sonnenschein, 2010), il sera important d’associer plusieurs approches comme la modélisation mathématique, les simulations et les approches expérimentales pour améliorer les connaissances dans ce domaine.»

La question de l’effet cocktail peut à ce jour être résumée par le positionnement de Ohri Yamada, et de l’ANSES : l’effet cocktail est un phénomène connu, mais pour le comprendre et le maîtriser pleinement il manque encore au monde scientifique un développement technique nécessaire.

Finalement, le problème de l’effet cocktail ou de la question des faibles doses rend impossible une décision scientifique tranchée, ce qui relance le débat entre les pro-pesticides : les entreprises phytosanitaires qui mettent en valeur l’efficacité de leurs produits, et les anti-pesticides, notamment les associations de victimes.