Les journaux à l’heure du capitalisme et de la libre concurrence

Depuis le début des années 1980, les journaux européens et plus particulièrement français sont rentrés dans une nouvelle ère économique. Ils ont dû se plier à un nouveau modèle économique, imposant un certain concept de la rentabilité et de la productivité.

Cette « vague » du capitalisme implique trois changements majeurs pour les journaux ou chaînes de télévision:

  1. Il faut être « réactif », afin de ne pas céder les informations capitales à la concurrence,  mais dans la pratique, cela revient à parler de ce dont tout le monde parle déjà. Cela amène deux conséquences assez néfastes, une sur-médiatisation avec un effet de redondance sur les informations à caractère sensationnel, et une sous-médiatisation des informations qui ne se « vendent » pas, ou qui n’intéressent que très ponctuellement.
  2. Le travail des experts devient subordonné à l’ « actualité ». Les chercheurs doivent se prononcer dans l’urgence de la situation, suivant un agenda médiatique surchargé. L’exemple typique de ce problème est le cas du sociologue que l’on appelle lorsqu’une grande catastrophe sociétale arrive (typiquement un attentat ou une « affaire » politique) . Le journaliste demande alors une explication rapide et une solution simple. Souvent, la position nuancée de l’expert se retrouve déformée dans l’article de journal. La question soulevée par la catastrophe est alors considérée comme traitée, et on oublie le sujet jusqu’à la prochaine actualité brûlante qui ramène la question sur la table.
  3. Enfin, les formats de production changent: un journaliste n’a plus les mêmes moyens ou le même temps pour effectuer les tâches qu’on lui demande. L’activité journalistique doit augmenter. Il faut impérativement produire plus, pour « vendre » plus. Le journaliste n’aura plus forcément le temps ou l’argent d’aller sur le terrain pour enquêter, mais il devra rester assis derrière son bureau dans les locaux de la rédaction. Les coûts tendent à être externalisé avec le recours assez fréquents à des pigistes, c’est-à-dire des journalistes payés à la page et non salariés. La publicité et le marketing ont gagné un droit de regard et d’ingérence sur le contenu des articles qui sont publiés.

Un autre ouvrage de sociologie fait référence dans ce domaine, il s’agit de: Comparing Media Systems: Three Models of Media and Politics, écrits par Daniel C. Hallin, et Paolo Mancini. Tout l’intérêt du livre, précurseur à son époque a été de montrer qu’on ne peut parler de LA presse occidentale, mais qu’il faut parler DES presses occidentales, et que les caractéristiques des médias dépendent quasiment exclusivement de la structure politique du pays.

Voici un tableau récapitulatif:

Les trois modèles : Caractéristiques des systèmes de médias

Dimensions Modèle Pluraliste Méditerranéen ou Polarisé
France, Grèce, Italie, Portugal, Espagne
Europe du Nord/Centrale : modèle corporatif démocratique
Autriche, Belgique, Danemark, Finlande, Allemagne, Pays-Bas, Norvège, Suède, Suisse
Modèle de l’Atlantique Nord ou Libéral
Grande-Bretagne, États-Unis, Canada, Irlande
Industrie Journalistique Circulation faible des journaux.

Presse d’élite orientée politiquement

Grande circulation des journaux. Développement précoce de la presse de masse Circulation moyenne des journaux. Développement précoce de la presse commerciale à grande diffusion
Parallélisme politique Haut parallélisme politique ; Pluralisme externe, journalisme axé sur les commentaires ; Modèle parlementaire ou gouvernemental de gouvernance de la radiodiffusion ; Systèmes de diffusion de la politique Pluralisme externe, en particulier dans la presse nationale ; Presse de parti historiquement forte ; Passer à la presse commerciale neutre ; Système de politique en matière de diffusion avec une autonomie substantielle Presse commerciale neutre ; Le journalisme axé sur l’information ; Le pluralisme interne (mais le pluralisme externe en Grande-Bretagne); Modèle professionnel de la gouvernance de la diffusion; Système formellement autonome
Professionnalisme Professionnalisation plus faible ; Instrumentalisation Professionnalisation forte ; Autorégulation institutionnalisée Professionnalisation forte ; Autorégulation non institutionnalisée
Rôle de l’Etat dans le système médiatique Intervention forte de l’État; Subventions de presse en France et en Italie; Périodes de censure; «Déréglementation sauvage» (sauf la France) Forte intervention de l’État mais avec protection de la liberté de la presse; Subventions de presse, particulièrement fortes en Scandinavie; Radiodiffusion publique solide Marché dominé (sauf forte diffusion publique en Grande-Bretagne et en Irlande)

Sources:

  • Le sociologue dans le champ médiatique: diffuser et déformer ? Débat entre Cyril Lemieux, et Laurent Mucchielli, et Erik Neveu, animé par Cécile Van de Velde dans Sociologie 2010/2 (Vol. 1), p. 287-299,
  • Critique du Journalisme: Comment repolitiser le débat ? Article de Cyril Lemieux dans  « Mouvements » 2001/3 (no15-16), pages 131 à 137,
  • Page Wikipedia de Comparing Media System, (Cliquez ici pour le lien)

L’affaire Karine Le Marchand et Marine Le Pen : mais où est la connivence ?

La connivence entre les journalistes et les politiques est parfois inévitable. Mais la controverse prend une complexité supplémentaire lorsque les accusations de connivences se font dans les deux sens ! Qui donc est connivent quand les différents acteurs s’accusent mutuellement de briser la déontologie journalistique ?

L’affaire Le Marchand / Le Pen est une illustration parfaite de ce phénomène. Karine Le Marchand qui anime une émission politique « Ambition Intime » dont le format permet une grande proximité avec son invité politique et y raconte la vie de l’invité en question.

La controverse concerne ici son invitation émission avec Marine Le Pen : Accusée par d’autres journalistes en particulier Patrick Cohen, de connivence avec le FN, elle se défend en expliquant qu’il y aurait eu un manque d’objectivité de sa part si elle n’avait pas accueillie Marine Le Pen de la même façon que ses autres invités, et accuse ainsi Patrick Cohen de journalisme engagé.

http://www.europe1.fr/medias-tele/quand-patrick-cohen-reproche-a-karine-le-marchand-de-copiner-avec-marine-le-pen-2866033

Des chartes déontologiques nationales et internationales pour limiter la connivence

Afin de structurer la profession, et d’aborder le problème de la connivence  avec les divers centres de pouvoir (les entreprises, les institutions), les journalistes français ont commencé à mettre en place des chartes déontologiques dès le début du XXième siècle. Cette idée s’est étendue par la suite à l’ensemble de l’Europe.

En France, c’est le Syndicat National des Journalistes (S.N.J.) qui débute ce projet dès 1918, en publiant la première version de la Charte des devoirs professionnels des journalistes français. Celle-ci indique qu’un « journaliste digne de ce nom […] ne touche pas d’argent dans un service public ou une entreprise privée où sa qualité de journaliste, ses influences, ses relations seraient susceptibles d’être exploitées ». On voit déjà se profiler une tentative de limiter les conflits d’intérêt, qui interviennent dans la recherche d’informations.

Les enrichissements de 1938 et de 2011 vont être encore plus précis et approfondis. Ils stipulent qu’un journaliste doit tenir « l’esprit critique, la véracité, l’exactitude, l’intégrité, l’équité, l’impartialité, pour les piliers de l’action journalistique ; tient l’accusation sans preuve, l’intention de nuire, l’altération des documents, la déformation des faits, le détournement d’images, le mensonge, la manipulation, la censure et l’autocensure, la non vérification des faits, pour les plus graves dérives professionnelles ». On y voit une volonté de contrer les conflits d’intérêts qui peuvent être mis en jeu dans le journalisme. Plus loin dans la charte, certaines règles sont encore plus précises, elles indiquent que le journaliste  » proscrit tout moyen déloyal et vénal pour obtenir une information. Dans le cas où sa sécurité, celle de ses sources ou la gravité des faits l’obligent à taire sa qualité de journaliste, il prévient sa hiérarchie et en donne dès que possible explication au public ». Cet article clé dans le traitement de la connivence précise en effet la distance à laquelle le journaliste doit se tenir de ce sur quoi il enquête. Les moyens « déloyaux » ou vénaux » peuvent établir un lien entre l’enquêteur et l’enquêté, qui peut modifier les informations recueillies et leur interprétation. Cet article essaye également de traiter le problème des conflits d’intérêts. Mais l’article, ajouté en 2011, qui se focalise le plus sur la connivence se trouve à la fin de la charte. Il indique que le journaliste « Refuse et combat, comme contraire à son éthique professionnelle, toute confusion entre journalisme et communication ». C’est l’article le plus explicite, il est celui qui mène le plus les journalistes à se questionner sur leur attitude et sur leur travail. Comment doivent-ils traiter la question du off? Le rapprochement avec un politicen est-il une façon de devenir un communicant ? La relecture de citations est-elle une attitude de communicant ? 

En 1971, la Fédération européenne des journalistes approuve à Munich la charte éponyme, qui généralise à toute l’Europe les principes de la charte française. C’est en effet Paul Parisot, président du Syndicat des Journalistes Français, qui prend en main sa rédaction. Il s’inspire ainsi de la Charte de 1918, en la réorganisant sous la forme de Droits et de Devoirs. La tendance des journalistes semblerait de respecter, au fil de l’histoire, les principes de la distance vis-à -vis des centres de pouvoirs. Cependant, la ces points ne semblent pas encore entièrement précis lorsqu’ils abordent la connivence. Un terme que les chartes se refusent d’ailleurs d’employer. Par ailleurs, les journaux eux-mêmes ne sont rarement soumis à aucune source de pouvoir. Que dire de leurs propriétaire? Que celui-ci soit un entrepreneur, un organisme public (pensons à l’Agence France Presse par exemple) ou une coopérative de journalistes. Les décisions prises par les membres de ce journal risquent d’être influencées non seulement d’un point de vue pratique mais aussi d’un point de vue idélogique, par l’équipe dirigeante. Enfin, la charte semble manipuler fréquemment le terme de véracité et d’impartialité. Mais peut-on réellement écrire un article « impartial » ou objectif ? Qu’est-ce que cela signifie? Qui évalue et juge l’impartialité? Qui juge les journalistes, dans le contexte déontologique et non juridique? La charte de 2011 indique que ce sont les journalistes eux-mêmes « n’accepte en matière de déontologie et d’honneur professionnel que la juridiction de ses pairs ; répond devant la justice des délits prévus par la loi « . Il apparait donc que cette catégorie professionnelle, qui est centrale dans un pays car elle est considérée par ses lecteurs comme une source d’informations et donc de contenu permettant de réaliser leurs reflexions, définit elle-même, dans les limites de la loi, ce qui est objectif et ce qui ne l’est pas, ce qui est vrai et ce qui est faux. Ces notions de vrai et de faux sont ensuite propagées dans la population à travers les journaux ou tout autre moyen de communication qui crée un lien entre les journalistes et le reste du pays. Ce système permet certes aux journalistes de protéger leur travail, mais il protègent également de ce fait, leur propre idée de vérité, d’impartialité et de la limite qui doit être établie avec les centres de pouvoirs.

Sources:

Amours coupables et amitiés louables ?

Un certain nombre de journalistes voient leur statut redéfini et remis en question par leur liaison avec certains politiques. Alors que trois des ministres du gouvernement Ayrault vivent avec des journalistes, les rédactions s’adaptent, souligne le Figaro . Le Nouvel Observateur avait indiqué avoir déjà réfléchi et redéfini le rôle de Nathalie Bensahel. La journaliste, rédactrice en chef adjointe au service «Notre Époque» du magazine, est mariée à Vincent Peillon qui était ministre de l’Éducation. «Il a été convenu que Nathalie Bensahel s’occuperait exclusivement de la partie «modes de vie» de la rubrique, à l’exclusion totale des questions d’éducation ainsi que des questions de politique institutionnelle ou publique», précise l’hebdomadaire.

Le professeur Henri Maler pose une question dans ACRIMED qui élargit la réflexion au sujet de la connivence : Amours coupables, amitiés louables  ?

De l’aveu de Michel Denisot, lorsque qu’Emmanuel Berretta lui a demandé (dans une interview publiée par Le Point le 13 septembre 2007) si Nicolas Sarkozy lui a « adressé un message l’été, après son élection », Denisot, enthousiaste a répondu : « Oui, il m’a invité à dîner cet été. Une soirée formidable ! »

D’après Henri Maler, peu de monde à la connaissance du journaliste n’a cru bon d’invoquer un soupçon de connivence amicale en entendant l’étrange échange entre le présentateur du « Grand Journal » et le Président de la République lors de l’entretien télévisé du 18 novembre 2010, au cours duquel ni lui, ni David Pujadas ni Claire Chazal n’ont été particulièrement incisifs. Personne n’a demandé la suspension ou la démission de Michel Denisot du fait de sa proximité avec Nicolas Sarkozy.

 

 

 

 

DSK, Macron, PenelopeGate… les médias face au piège de la connivence politique

« Le mot risque a déjà été prononcé 12 fois depuis le début de la conférence. Il n’y a pas un risque de connivence. Il existe une connivence certaine de tous les instants, tout le temps. Ce sujet est un marronnier depuis 20 ans ». Daniel Schneidermann, spécialiste de la critique des médias et fondateur d’arrêtsurimages.net

Une anecdote éclairante de Daniel Schneidermann : « En 1986 lors de la première cohabitation, on m’envoie aux quatre colonnes à l’Assemblée Nationale. Un jour je vois Giscard arriver avec un petit papier. Il parcourt l’attroupement des yeux demandant où est l’AFP. Puis il dicte un communiqué à l’AFP. A la fin il demande à la journaliste de l’AFP de relire à haute voix les notes prises en la corrigeant si le mot n’était pas exact. Je rentre au journal et je raconte la scène en me disant que j’ai un super papier. Le papier paraît le lendemain. Puis quand je reviens aux quatre colonnes le lendemain, dix paires d’yeux me suivaient. Les attachés de presse se disaient: « c’est lui ». J’étais grillé. J’avais transgressé un interdit dont personne ne m’avait informé. Il fallait travailler de manière différente de ce que je faisais d’habitude en ne disant pas et en ne racontant pas ce que j’avais entendu ». Un petit aspect de la connivence qui fait dire au journaliste que « ce métier ne serait jamais le mien ». La conférence commence par un tacle à la gorge de ses confrères spécialisés en politique.

  • Il y a une forme de surveillance et jugements entre journalistes

« Les médias en général se concentrent sur l’étrillage des responsables politiques. Cette critique est absurde, la presse n’est pas de connivence avec François Hollande par exemple. Les médias se sont imprégnés de la méfiance que les citoyens ont pour les politiques. Aujourd’hui, se présenter à une Présidentielle et arriver au bout sans critiques ou moqueries, c’est un exploit » Ségolène Royale

  • La plupart du temps, les journalistes fournissent les critiques du peuple.

« La transparence est totale dans la vie publique mais elle ne peut être que partielle dans la vie privée, juge Michèle Cotta, journaliste politique au Point. Si l’élément n’intervient pas sur la vie politique, il n’existe aucune raison d’en parler ».

  • Lorsqu’il y a une csq sur la vie politique, les éléments doivent être mentionnés.

« Pierre Favier journaliste de l’AFP et accrédité à l’Elysée me raconte alors la journée du Président et qu’à 18 heures il rentre dans sa deuxième famille quai Branly avec sa fille Mazarine et sa deuxième femme. C’était 7 ans avant sa révélation. Ce qui me fascine, rétrospectivement, c’est que je ne me suis même pas posé la question d’en parler dans le papier. Je me suis simplement dit que c’était la vie privée du Président. Aujourd’hui je me dit que le public aurait dû en avoir connaissance. »

  • Selon le journaliste, les journaux à scandales fonctionnent comme un système de blanchiment d’informations. Parfois c’est utile qu’ils diffusent une info qu’on pourra reprendre par la suite en lui donnant un sens politique et en la recontextualisant.

« Je ne crois pas au coup de téléphone de l’actionnaire au directeur du journal. Cela se passe de manière plus souple poursuit le fondateur d’arrêtsurimages.net. L’actionnaire nomme à la tête des rédactions, des journalistes qui n’ont pas une vision léniniste du monde. Ils nomment untel car ils pensent que c’est un bon journaliste car il est d’accord avec eux. Et par capillarité cela influence le débat économique. »

  • Influence économique indirecte mais présente

ET SUR LE OFF : « si un politique vous parle de manière vraiment très privée, car il a confiance en vous ou a trop bu, il vaut mieux respecter le off en signe de confiance. » Le journalisme politique serait pour Philippe Ridet « le contact puis la distance grâce à la séduction. Mais je n’ai jamais pensé que tout cela était autre chose qu’un jeu de rôle ». Un grand jeu de rôle alors avec 70 millions de spectateurs pour sa version française.