Le concept de « race » dans la société

Un tabou né au XXe siècle


Durant l’Ancien Régime, le terme « race » était rattaché au concept de lignée et d’hérédité. Un individu pouvait donc être de « noble race » en référence au statut de la famille auquel il appartenait. Les relevés des usages du mot « race » au cours de diverses périodes réalisés par l’historien Daniel Teysseire montrent que la connotation physico-biologique du mot n’apparaît qu’à partir du XVIIIe siècle, où il désigne un groupe ethnique défini par des traits physiques propres. [1] Mais les traumatismes liés à l’histoire de la colonisation et au nazisme finissent par attacher au terme « race » une dimension mémorielle qui l’entoure d’un tabou encore en place dans nos sociétés actuelles, d’autant plus que nombre de scientifiques et anthropologues ont affirmé la fausseté du concept de « races » parmi les hommes. [2]

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Le mot « race » a ainsi été évacué des discours publics et médiatiques depuis quelques décennies. En 1950 et 1951, l’UNESCO publie même deux déclarations recommandant l’arrêt ou du moins la limitation de l’usage du mot « race » dans les textes. Sont soulignés le caractère performatif du mot, dont l’utilisation permettrait alors de faire le jeu du racisme, ainsi que la charge mémorielle qu’il porte en lui et qu’on ne peut ignorer lors de son emploi. [2] L’enquête menée par Fabrice Dhume et Vanessa Cohen sur la presse locale montre que celle-ci est parfois réticente à attacher un qualificatif raciste aux actes qui semblent l’être, au profit du maintien d’une unité nationale idéalisée à afficher. [3]

Dire la race en sciences humaines

Pourtant, de nombreux sociologues comme Etienne Balibar ou Eric et Didier Fassin ont souligné l’importance du lien entre question raciale et question sociale. S’il n’existe pas « des races » au sens biologique du terme, le concept de « la race » est bel et bien existant dans la société et serait une des clés d’explication de certains rapports sociaux. [4] Les travaux de la sociologue Colette Guillaumin ont permis de voir la race comme une vérité sociale :

« Non, la race n’existe pas. Si, la race existe. Non certes, elle n’est pas ce qu’on dit qu’elle est, mais elle est néanmoins la plus tangible, réelle, brutale, des réalités. »

La société est « racialisée ». Peut-on alors plutôt parler d’ethnie ou de xénophobie ? Selon Eric Fassin, ces termes ne sont pas assez forts ou complets et ne sont pas des solutions convenables pour « dire l’indicible ». Emilie Devriendt les qualifie même « d’euphémisants », c’est-à-dire des mots servant à remplacer le terme « race » sans pour autant arriver à atteindre la force du sens de celui-ci. Fabrice Dhume propose de voir ce mot comme « le nom d’un problème », pour pouvoir expliquer son utilisation en sciences humaines. [2] [3] [4] [5]

Par ailleurs, Colette Guillaumin affirme que rester sur le seul terrain de l’existence ou de la non-existence de la race, c’est faire le jeu du racisme. Celui-ci aujourd’hui se passe de races et se réfugie sous le couvert d’autres notions comme celle de « culture ». [6] Dans le racisme, certains traits sont érigés comme essence d’une altérité irrémédiable, peu importe la force du lien entretenu avec des « races ». Le Club de l’Horloge, cercle idéologique d’extrême droite, a même milité pour le remplacement de « race » par « identité ». [2] Selon Alain Policar, le racisme est étroitement lié aux rapports de domination et permet à un groupe de se donner du pouvoir par rapport à un autre groupe. Ainsi, toute population peut être racialisée et stigmatisée en ce sens. [7]

Néanmoins, Y. Tahata alerte sur l’utilisation généralisée du mot « race » en sciences humaines pour traiter tout problème qui semble se rapporter à des formes de discriminations raciales, au risque de passer à côté de la spécificité de certaines situations. En particulier, le mot n’est pas pertinent pour décrire la problématique de l’identité nationale en France, où la distinction se ferait entre Français et étrangers, mélangeant des oppositions raciste, culturelle, civique ou numéraire. [2]

Color-blind, color-conscious

Au-delà des analyses faites par les sociologues, comment les Etats luttent-ils contre les pratiques racistes ? Deux paradigmes s’affrontent en général : l’universalisme (ou color-blindness) et le différentialisme (color-consciousness). Le premier, choisi par l’Etat française, suppose la négation des différences et prône une « identité nationale » aveugle à toutes prétendues races. La proposition de suppression du mot « race » de la Constitution semble ainsi rentrer dans cette logique. Le second, incarné par la politique de l’Etat américain, choisit de combattre le racisme en nommant et formalisant les différences : Statistiques ethniques et discrimination positive (ou affirmative actions) sont alors autorisées. Entre les deux paradigmes se situe un champ libre qui est pris par ce qu’on appelle les « Critical Race Studies ». [2] [4]

Ces deux conceptions sont aussi opposées au niveau de la société où certains groupes de personnes acceptent ou non que la notion de « race » soit visible et présente dans les discours. Ainsi, les « antiracialistes » s’opposent au mouvement « Black is beautiful », voyant le mot « race » comme une catégorie de pouvoir utilisée pour établir un rapport de domination sur d’autres groupes. A l’inverse, des mouvements comme celui des « Indigènes de la République » soutiennent un usage dit stratégique du mot « race » s’appuyant sur une expérience de discrimination partagée afin de mieux combattre le racisme. Est ainsi utilisée l’expression « lutte des races ». [2]

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Bibliographie

  1. Teysseire, Daniel. « De l’usage historico-politique de race entre 1680 et 1820 et de sa transformation ». Mots. Les langages du politique, n°33 (1992): 43‑52. Consulté le 20 mai 2019. <https://doi.org/10.3406/mots.1992.1737>.
  2. Devriendt, Emilie, Michèle Monte, et Marion Sandré. « Analyse du discours et catégories « raciales » : problèmes, enjeux, perspectives ». Mots. Les langages du politique n° 116, no 1 (9 mars 2018): 9‑37.
  3. Dhume, Fabrice, et Vanessa Cohen. « Dire le racisme, taire la race, faire parler la nation. La représentation du problème du racisme à travers la presse locale ». Mots. Les langages du politique n° 116, no 1 (9 mars 2018): 55‑72.
  4. Fassin, Didier et Fassin, Éric. De la question sociale à la question raciale  : représenter la société française. Paris,La Découverte, 2006.
  5. Guillaumin, C. L’idéologie raciste. Genèse et langage actuel (Vol. 2), 1972.  Consulté le 5 mai 2019. < https://www.persee.fr/doc/ierii_1764-8319_1972_mon_2_1>.
  6. Guillaumin, Colette. « Avec ou sans race », Le Seuil, « Le genre humain ». Publié en 1984
  7. Policar,  Alain. « La race, une catégorie sociale ». Libération. Publié le  3 juillet 2018. Consulté le 4 avril 2019. <https://www.liberation.fr/debats/2018/07/03/la-race-une-categorie-sociale_1663540>.

Sources des images

[a] Ludwik Szaciński (1844–1894) (Unkown date) Portrett av uidentifisert [Blue pencil], Norway – Mo i Rana : Nasjonalbiblioteket. National Library of Norway [Public domain]. Disponible sur
https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Hans_Kamstrup_-_no-nb_digifoto_20140327_00004_bldsa_FA1455.jpg [Consulté le 17/06/2019]