Où compenser ?

Actuellement, en France, le choix des sites de compensation se fait au cas par cas, en prenant en compte un certain nombre de critères. La loi « Biodiversité » de 2016 précise seulement que les mesures compensatoires doivent être « mises en œuvre en priorité sur le site endommagé ou à proximité de celui-ci afin de garantir sa fonctionnalité de manière pérenne »

Principe de proximité : une latitude comprise différemment par les acteurs

« La proximité géographique est un critère en général nécessaire, tant sociétal qu’écologique, mais dont l’éventuelle latitude diffère selon les espèces, les milieux et les territoires biogéographiques. Par contre l’identité (le caractère identique) des espèces protégées et de leurs habitats sur lesquels porte la compensation par rapport à ceux qui sont impactés est indispensable et l’on retrouve là le point fondamental de l’équivalence écologique »

explique, dans sa contribution à la Commission du Sénat, le Conseil National pour la Protection de la Nature (CNPN), instance nationale d’expertise scientifique autour des questions de protection de la biodiversité.

L’écologie des systèmes étant très complexe, l’idée du principe de proximité est de compenser sur un site qui réunit des caractéristiques bioclimatiques et biogéographiques similaires à celles du site des destructions. Le but est d’obtenir des conditions favorables à une équivalence écologique entre les deux sites, et éventuellement à des déplacements d’espèces . Ainsi, CDC Biodiversité qui est un opérateur de compensation, c’est-à-dire une structure à laquelle les porteurs de projet peuvent déléguer la mise en oeuvre de leurs obligations de compensation, précise que « sur les zones humides, par exemple, on travaille sur le bassin versant » . Jean-Philippe Siblet, directeur du service patrimoine du Muséum d’histoire naturelle, souligne dans son audition au Sénat que ce principe de proximité est finalement un « principe de précaution » devant les incertitudes de parvenir à une équivalence écologique effective.

Harold Levrel, économiste écologique, et Denis Couvet, écologue professeur au Muséum d’Histoire Naturelle, rappellent cependant qu’il est parfois plus efficace écologiquement de rassembler les mesures de compensation de plusieurs projets d’aménagement dans un même lieu :

« Il a […] été démontré que des tailles de surfaces restaurées plus importantes augmentaient très significativement les taux de succès des actions de restauration pour les zones humides »

Harold Levrel et Denis Couvet examinent « les enjeux liés à la compensation écologique » dans la loi Biodiversité de 2016, qui était en projet lors de la publication de leur article. En particulier, ils parlent ici de la notion de « réserves d’actifs naturels » officialisée en France par cette loi et inspirée du modèle américain de compensation environnementale (mitigation banks).

« Une réserve d’actifs naturels (RAN) est une parcelle, généralement de grande taille, sur laquelle des actions de restauration écologique ont été menées, permettant de créer des gains écologiques »

Cette parcelle et les « gains écologiques » qui y ont été mis en place peuvent ensuite être utilisés à titre de mesures de compensation pour des projets d’aménagement qui ont un impact sur des écosystèmes similaires. Pour en savoir plus sur ce principe, et sur les controverses associées, n’hésitez pas à aller lire par ici !

Ce mode de mise en place de la compensation est appelé « compensation par l’offre » et présente donc des avantages en termes d’efficacité des mesures compensatoires. En même temps, Harold Levrel et Denis Couvet soulignent aussi l’écueil de la ségrégation territoriale qu’il favorise :

« Il en résulte cependant nécessairement des phénomènes de « land-sparing », c’est-à-dire une dynamique de « spécialisation » des territoires, des zones dédiées au développement anthropique d’une part et à la protection de la biodiversité d’autre part, d’où l’importance d’une planification écologique et sociale »

Au-delà de ce cas particulier de la compensation par l’offre, Bernard Chevassus-au-Louis, président de l’association environnementale « Humanité et Biodiversité », voit justement dans le principe de proximité une manière d’assurer une « équité sociale » en faisant bénéficier des mesures de compensation les populations locales affectées par les impacts du projet d’aménagement . Les associations environnementales sont attachées à cette dimension sociale de la compensation. M. Sébastien Moncorps, directeur du comité français de l’Union internationale pour la Conservation de la Nature, rajoute qu’imposer une compensation de proximité est également un moyen d’empêcher la création d’une ségrégation territoriale entre zones de biodiversité préservée, et zones dégradées .

Dans le cas de Notre-Dame-des-Landes, Christophe Dougé, conseiller régional des Pays de la Loire et adhérent du Collectif d’élu-e-s Doutant de la Pertinence de l’Aéroport de Notre-Dame-des-Landes (CéDPA), montre qu’une conception trop rigoriste du principe de proximité peut, au contraire, nuire à l’efficacité des mesures de compensation :

« Les porteurs de projet ont proposé comme mesures compensatoires des zones humides immédiatement voisines de celles qui seront détruites, sur la ZAD elle-même, c’est-à-dire à proximité du futur aéroport ! Si vous veniez sur place, vous constateriez que cette méthode relève de la supercherie intellectuelle. »

puisque les zones restaurées par les mesures compensatoires peuvent alors subir des dommages liés à la présence et au fonctionnement de l’infrastructure, en l’occurrence de l’aéroport.

Le rapport de la Commission du Sénat conclue dès lors :

« Le respect de l’équivalence écologique constitue une force de
rappel, afin d’éviter toute dérive dans la localisation de la compensation.
Votre rapporteur recommande dans ce cadre de systématiser l’approche
fonctionnelle du critère de proximité. L’approche strictement géographique doit être modulée en fonction des enjeux écologiques, territoriaux et sociaux, afin d’améliorer l’efficacité et la pérennité des mesures compensatoires »

Compétition foncière

« Les terres agricoles sont souvent concernées deux fois : une première fois au titre de l’emprise de l’ouvrage elle-même et une seconde au titre du foncier nécessaire à la mise en œuvre des mesures de compensation. » explique le président de la chambre d’agriculture d’Indre-et-Loire, Henry Frémont.

Les terrains susceptibles d’accueillir les mesures compensatoires pour les grands projets d’aménagement sont souvent des terrains agricoles, déjà sollicités pour le projet d’aménagement en lui-même. Les besoins de compensation sont alors perçus comme une « double peine » par les agriculteurs concernés. Mais tous ne sont pas expropriés, ils sont souvent associés aux mesures compensatoires sur la base du volontariat. Ils passent alors par exemple un contrat, avec le porteur de projet ou l’opérateur de compensation, pour mettre eux-mêmes en œuvre les mesures de compensation, contre indemnisation : création de mares, de haies, de talus, entretien etc.

« Nous, paysans, disons clairement à la société que nous ne pourrons pas produire plus d’alimentation avec moins d’hectares, et parfois moins de rendement » prévient Dominique Deniaud, président de la section locale de Loire-Atlantique de la Confédération paysanne lors de son audition par la Commission du Sénat.

Mais toutes les pratiques de compensation envisagées sur les terres cultivées ne sont pas compatibles avec une activité agricole, notamment la transformation en prairie. On voit alors se dessiner une compétition sur le foncier entre compensation et agriculture, qui pourrait poser problème à moyen terme pour couvrir les besoins céréaliers d’une population en augmentation.

« Si je recrée la nature, ça veut dire que je désartificialise quelque chose. » résume un chef de projet chez CDC Biodiversité.

La Commission d’enquête du Sénat, après plusieurs auditions des différents acteurs de la compensation écologique, a souligné le paradoxe qui conduit à mettre en œuvre les mesures compensatoires sur des terres agricoles, plutôt que sur les friches industrielles ou agricoles situées un peu plus loin de la zone d’impacts. Pour lutter contre ce phénomène, la loi « Biodiversité » a donné à l’Agence Française pour la Biodiversité l’objectif de réaliser un inventaire des « espaces naturels à fort potentiel de gain écologique appartenant à des personnes morales de droit public et les parcelles en état d’abandon, susceptibles d’être mobilisés pour mettre en oeuvre des mesures de compensation ». Cependant, un chef de projet chez CDC Biodiversité souligne les difficultés de la désartificialisation des terres, tant financièrement que techniquement – du fait de la présence éventuelle de polluants ; autant d’obstacles à l’utilisation de ces terres par les porteurs de projet pour la mise en œuvre de leurs mesures compensatoires.


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Références bibliographiques

Entretien avec un chef de projet de CDC Biodiversité, 2019,
Loi Biodiversité, 2016, Loi n° 2016-1087 du 8 août 2016 pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages, Adresse : https://www.legifrance.gouv.fr/eli/loi/2016/8/8/2016-1087/jo/texte [Consulté le : 28 mars 2019].
Longeot Jean-François et Dantec Ronan, 2017, Rapport fait au nom de la commission d’enquête (1) sur la réalité des mesures de compensation des atteintes à la biodiversité engagées sur des grands projets d’infrastructures, intégrant les mesures d’anticipation, les études préalables, les conditions de réalisation et leur suivi, Sénat.
Naud Jean-Paul et al., 2017, Audition de M. Jean-Paul Naud, co-président et Mme Geneviève Lebouteux, secrétaire du collectif d’élu-e-s doutant de la pertinence de l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes (CéDPA) et de M. Christophe Dougé, conseiller régional des Pays de la Loire et adhérent du CéDPA, de M. Julien Durand, administrateur et porte-parole de l’association citoyenne intercommunale des populations concernées par le projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes (ACIPA), de Mme Agnès Belaud, administratrice de l’ACIPA et du CéDPA, et de M. Sylvain Fresneau, président de l’association de défense des exploitants concernés par l’aéroport (ADECA) et adhérent de l’ACIPA, Sénat. Adresse : http://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20170116/ce_biodiv.html.
Levrel Harold et Couvet Denis, 2016, « Les enjeux liés à la compensation écologique dans le «projet de loi biodiversité» »,. Les notes de la Fondation de l’Ecologie Politique.
Bernier Alain, Sablé Christophe, Deniaud Dominique, Bouligand Cyril, et al., 2017, Audition commune de M. Alain Bernier, président de la fédération départementale de Loire-Atlantique des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA 44), M. Christophe Sablé, secrétaire général de la chambre régionale d’agriculture des Pays de la Loire, M. Dominique Deniaud, président de la section locale de Loire-Atlantique de la Confédération paysanne, M. Cyril Bouligand et M. Daniel Durand, membres du collectif « Copain 44 », Sénat. Adresse : http://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20170206/biodiv.html#toc4 [Consulté le : 8 juin 2019].
Frémont Henry, Froger David et Martinez Julien, 2017, Audition de M. Henry Frémont, président, M. David Froger, chef du pôle environnement et M. Julien Martinez, chargé de projet environnement de la chambre d’agriculture d’Indre-et-Loire, Sénat.
Gouyon Pierre-Henry et al., 2016, Audition des représentants de la Fondation Nicolas Hulot pour la nature et l’homme (FNH), Humanité et Biodiversité, la Ligue pour la protection des oiseaux (LPO), World Wildlife Fund (WWF), Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), et France Nature Environnement (FNE), Sénat. Adresse : http://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20161219/ce_biodiversite.html#toc12 [Consulté le : 8 juin 2019].
Siblet Jean-Philippe, 2016, Audition de M. Jean-Philippe Siblet, directeur du service du patrimoine naturel du Muséum national d’histoire naturelle, Sénat. Adresse : http://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20161219/ce_biodiversite.html#toc6 [Consulté le : 8 juin 2019].

Lien vers la bibliographie complète ici.