Une flexibilité au service de l’efficacité ?

Un système hybride incitatif ?

Comment l’état peut-il inciter à changer les comportements, et les rendre plus éco-responsables ? En termes de stratégie,  pour ce genre de problématique, il existe un certain nombre d’instruments de politiques publiques à disposition, gradation de la sévérité avec laquelle on souhaite faire appliquer ce nouveau mode de vie. Tout d’abord, le soft power se compose essentiellement de campagnes de sensibilisation, de formations aux « gestes du quotidien », consistant plus en une incitation à adopter le comportement conseillé qu’en une obligation. C’est au cran suivant que se situent les primes pour récompenser le comportement à adopter, et de taxes en cas d’entorses. On ne peut toujours pas parler ici d’autre chose que d’incitation. Le hard power, quant à lui, est le recours aux normes et aux lois. C’est sur ce mode de fonctionnement à trois niveaux que fonctionnent la plupart des politiques publiques. Les pouvoirs publics et notamment l’ADEME se targuent que les certificats d’économie d’énergie sont un bel exemple de renouveau de ce schéma classique.

Les CEE sont qualifiés d’hybrides par un rapport de la CGDD datant de 2016. Ils sont le symbole d’un système de politique publique moderne, reliant astucieusement hard et soft power. A l’instar d’une politique en hard power, ils imposent aux « obligés » un quota d’économie d’énergie à remplir en trois ans. La flexibilité de cette méthode réside dans la grande liberté qu’ont ces « obligés » pour remplir ces fameux quotas. Ils ont le choix entre effectuer eux-mêmes ces économies, et encourager des tiers – souvent des professionnels de la rénovation – dits les « éligibles », à effectuer des travaux d’économie d’énergie, pour ensuite leur racheter les certificats.

 

“Par exemple, EDF a signé en 2015 un double accord avec les fabricants d’ampoules LED basse consommation Panasonic et Osram. Ces dernières permettent une réduction d’environ 80 % par rapport aux ampoules à incandescence. Ainsi, chaque unité vendue rapporte 400 kilowattheures cumac, d’après Sylvie Jehanno, directrice clients particuliers chez EDF.” (AgoraVox, 22/02/2018, Rénovation énergétique : les CEE sur la sellette)

Ainsi, avec une base normalisée, mais une grande flexibilité, cette méthode voit fleurir des campagnes de sensibilisation directement chez et par les « obligés », constituant ainsi un instrument de soft power indirect, non mis en place immédiatement par l’état.

    Pourquoi avoir mis en place ce tout nouveau système hybride ?

Pour un spécialiste de la transition énergétique, il s’agissait d’éviter une taxation de l’énergie qui serait payée par le consommateur, et donc d’inciter les énergéticiens à encourager eux-mêmes les clients à moins consommer.

C’est un système de jésuite, […] qui demande à des énergéticiens de dire à leur clients que ce qu’ils achètent n’est pas bon. C’est très contre-nature.

Dans le système des CEE, c’est le travail de l’énergéticien de faire en sorte que les clients diminuent leur consommation, ou de faire des travaux de rénovation entraînant la diminution de leur facture. Schématiquement, les entreprises payent pour baisser leur chiffre d’affaire. Pour certains spécialistes de l’énergie française c’est clair : « les énergéticiens sont les victimes de ce système ». Il semble donc difficile qu’un tel système puisse marcher, étant donné qu’il va à l’encontre même du concept d’entreprise. Peut-être alors qu’un système de taxation serait plus incitatif et efficace pour diminuer la consommation d’énergie.

Les énergéticiens sont les victimes de ce système.

Un membre de l’ATEE (Association Technique Énergie Environnement), au contraire, considère que ce système hybride, couplé au mode de fonctionnement en objectifs triennaux permet une grande adaptabilité et flexibilité du système, les énergéticiens étant les mieux placés pour répondre à ce besoin [20]. D’une période à l’autre, les CEE sont capables de faire émerger les problèmes et d’essayer d’y répondre le plus efficacement possible. Il existe à cet effet une période de réflexion entre acteurs du dispositif destinée à l’améliorer. Par le passé, entre la deuxième et la troisième période, on a pu par exemple revoir à la hausse des objectifs d’économie d’énergie jugés trop bas – passant d’un objectif de 447TWh cumac pour la seconde période à 700TWh cumac pour la troisième. De même, certaines entreprises ont été ajoutées à la liste des « obligés » après évaluation de leur impact énergétique. De plus, le dispositif des CEE est à l’origine d’une toute nouvelle classe d’acteurs : les « délégataires ».

Les « délégataires » n’ont été créés que pour les CEE : leur but est de permettre aux obligés de « confier » leurs objectifs en terme d’économie d’énergie à d’autres organismes. Lorsqu’un obligé donne ses obligations au délégataire, c’est le délégataire qui devient obligé. Les CEE sont donc source d’emplois et d’une activité économique forte, via le marché des CEE et les échanges à la fois d’obligations et d’argent entre les différents acteurs.

Il en résulte une extrême complexité du système, avec de multiples acteurs – incluant ceux cités ci-dessus mais aussi les collectivités territoriales ou encore l’Agence nationale de l’habitat (ANAH) – comme les « éligibles » qui génèrent des certificats pour les revendre aux « obligés », échangeant au sein d’un véritable « marché des économies d’énergie ». [4] Le marché concurrentiel des CEE est considéré comme essentiel au bon fonctionnement du dispositif par les économistes spécialisés, car c’est sur ce dernier que reposent les campagnes d’encouragement et d’incitation à faire des travaux de rénovation pour les consommateurs. Si un énergéticien ne propose pas de prix avantageux pour la prise en charge de travaux d’isolation chez les particuliers (qui sont « éligibles »), ces derniers se tourneront plus facilement vers un « obligé » qui lui propose des primes pour le rachat du certificat engendré par les travaux. Cela encourage la première entreprise à financer des travaux chez le particulier.

Écologiquement, ça marche ?

Mais en oubliant la question de la pertinence d’un système hybride entre hard et soft power, c’est l’efficacité environnementale du système des CEE qui est remise en question.

L’Union des Consommateurs Français (l’UFC que choisir) représentant l’intérêt des particuliers, dénonce dans un rapport de 2018, une incapacité d’estimer le nombre réel de kilowattheure cumac (kWh cumac) économisé dans le cadre de travaux de rénovation. Mais expliquons dans un premier temps comment un particulier devient éligible.

Il y a une classe d’acteurs qui jusqu’ici n’a pas été développée, mais qui est d’une importance capitale dans le marché des CEE : les particuliers. Ce sont les particuliers qui sont visés notamment par les campagnes et les primes mises en place par les énergéticiens. Il a été dit précédemment que seuls les éligibles (dont les obligés) sont capables de produire un CEE, donc comment un particulier devient-il un éligible ? Un particulier souhaitant réaliser des travaux d’isolation chez lui doit en amont demander une expertise sur sa maison afin d’estimer la quantité de kWh cumac que représentera son futur CEE. A l’issu des travaux, il reçoit une prime, correspondant au prix de vente de son CEE à un obligé.

L’enjeu de l’estimation précise des kWh cumac apparaît clair : l’UFC que choisir dénonce dans un rapport des cas où le particulier a reçu une prime inférieure à celle annoncée en amont des travaux. Ainsi, soit l’État garde cette méthode au risque de s’opposer à quelques particuliers déçus du montant finalement obtenu, soit il change de méthode en fixant le montant d’économie une fois le devis effectué. C’est finalement la deuxième option qui fut choisie : lors du passage à la 4ème période, en rendant intouchable le prix du CEE une fois annoncé à l’éligible. Cependant si le prix du CEE avant et après travaux doit être fixé une bonne fois pour toute, cela n’implique en rien que les kWh économisés et réels soient identiques, ce qui justifie l’imprécision sur les kWh cumac réellement économisés précédemment annoncée et dénoncée par l’UFC-que-choisir.

Quel est alors l’impact réel des CEE au niveau énergétique ? L’absence de réponse concrète, alors même que les économies d’énergie sont le but même du dispositif, reste un défaut largement dénoncé des CEE. Une étude réalisée par EDF montre par exemple que sur 5000 foyers ayant produit des CEE, l’économie réelle observée a posteriori ne représente qu’environ 50% de l’économie évaluée a priori. L’image dépeinte par ces études extérieures est celle d’un dispositif extrêmement complexe et couteux à la fois pour les énergéticiens et pour l’État  (le Conseil général de l`environnement et du développement durable (CGEDD) annonce des dépenses à hauteur de plus d’1 milliard d’euros pour ce dispositif en 2014).

“Après quelques mois, les économies ne se voient pas tellement sur la facture, mais nous avons gagné en confort dans cette maison plutôt mal isolée” (Christine Lamoure, propriétaire dans les Yvelines, pour Le Monde, 11/10/2017, Le marché de l’isolation low cost décolle)

La CGEDD, dans le même rapport de 2014, mets sous les projecteurs deux autres sources d’inefficacité du dispositif des certificats d’économie d’énergie, outre la surévaluation des économies engendrées. Imaginons un foyer, auquel on annonce que grâce à des travaux peu coûteux («Changez votre chaudière pour 1 euro !» – une offre proposée par de nombreux obligés à ses clients) il verra sa facture significativement diminuer. Loin d’investir cet argent économisé ailleurs, le foyer peut décider d’augmenter alors sa consommation pour son propre confort. La facture restera alors inchangée. Le CEE produit par le particulier représentera en réalité une diminution quasi nulle de la consommation d’énergie, le client aura juste le plaisir de profiter de l’énergie qu’il perdait auparavant à cause de l’inefficacité de son installation. Ce phénomène est appelé l’ « effet rebond » et est une source majeure d’inefficacité du système des CEE.

En gros, dans le gain, vous allez en avoir en gros une petite moitié affectée à un gain de confort thermique, donc la température de confort est plus élevée, et une petite moitié affectée à des vraies économies.

Jean-Marc Jancovici, sur l’effet rebond

Les spécialistes mettent en évidence un second effet secondaire déplorable, qui joue en défaveur du caractère hybride des CEE. Comme ceux-ci sont délivrés suivant des fiches standardisées de rénovations, il arrive qu’un client aurait pu faire beaucoup d’économies d’énergie via un dispositif non référencé dans ces fiches, mais qu’il s’oriente plutôt vers un dispositif moins efficace énergétiquement car celui-ci, référencé, lui permet d’économiser plus d’argent. C’est ce qu’on appelle « l’effet d’aubaine ».

Plusieurs phénomènes sont donc descellés et référencés dans les rapports dès 2014 par la CGEDD, et sont susceptibles d’expliquer l’impact plus faible que prévu des CEE sur la consommation énergétique : un « effet rebond » (certains ménages augmentent leur confort thermique après des travaux d’efficacité énergétiques), une surévaluation des économies annoncées par certaines fiches standardisées, ou encore un « effet d’aubaine » (certains travaux donnant lieu à la délivrance de CEE auraient été réalisés même en l’absence du dispositif).

Plusieurs phénomènes sont susceptibles d’expliquer l’impact plus faible que prévu des CEE […] : un « effet rebond » […], une surévaluation des économies […] , ou encore un « effet d’aubaine » […].

Rapport de la CGEDD Les certificats d’économie d’énergie, efficacité énergétique et analyse économique, 2014

L’UFC-que-choisir soutient enfin qu’une cause aggravante de ces trois sources d’inefficacité sur les CEE reste l’absence de contrôle en aval des travaux. En effet, si l’expertise menée a priori calculait un nombre de kWh cumac économisé, cela était en partant du principe que certaines normes étaient respectées pendant les travaux et concernant le résultat. Cependant rien n’assure que l’artisan qui réalise les travaux soit suffisamment formé pour respecter à la lettre ces normes. De plus le dispositif des CEE ne prévoit pas de contrôle après les travaux pour voir si ces normes ont été respectées. Il en résulte donc des « mauvaises surprises », en voyant la consommation réelle du particulier. Ainsi l’UFC-que-choisir préconise dans son rapport une surveillance accrue du dispositif, ce qui augmenterait dangereusement le coût du dispositif pour l’État, plutôt réticent à cette mesure.

Économiquement : Le marché des CEE est-il avantageux pour les obligés ?

Comme expliqué dans la présentation, une des manières pour les obligés d’obtenir des CEE est d’en acheter : soit aux autres obligés (qui en ont trop produits), soit aux éligibles (qui n’en ont pas besoin en fin de période). Les échanges de CEE sont organisés par le registre EMMY. Les prix des CEE sont donc fixés par les lois du marché. Cependant, puisque l’ADEME impose des objectifs triennaux d’une part, et définit les opérations qui permettent d’obtenir des CEE d’autre part (à travers les fiches standardisées, les CEE « précarités »…), elle possède des leviers qui permettent de faire fluctuer les prix [18].

Or pour la 4è période, les objectifs ont été jugés très ambitieux – 1600TWh cumac, soit plus de trois fois plus que les objectifs de la seconde phase – de la part des obligés et notamment des fournisseurs pétroliers qui craignent que cela impacte leur business. Cela explique que le prix des CEE sur le marché, qui était en baisse durant la seconde moitié de la 3ème période, a brusquement augmenté durant la 4ème période. Cette hausse brutale des prix des CEE est considérée comme ayant des répercussions inégales sur les différents acteurs du dispositif, certains obligés n’ayant pas d’autre moyen d’en obtenir que de les acheter.

De plus, les entreprises de petites tailles (obligés ou délégataires) qui s’engagent auprès de leurs clients ont de grandes difficultés lorsque le prix des CEE augmente. En effet ces entreprises n’ont pas des fonds de roulements importants, et puisque les contrats prennent de plus en plus d’ampleur monétaire, ils ne peuvent plus s’engager avec autant de client.

Pour les entreprises plus grandes (comme les grands énergéticiens) le problème vient du fait que le marché est imprévisible, et qu’ils n’ont aucune visibilité au-delà des périodes triennales [23]. Or les grands énergéticiens ont la culture du temps long, et prennent des décisions à des échelles plus grande que 3 ans. Ils ont donc de grandes difficultés à gérer ces variations de prix.

Maintenant, si on discrimine les entreprises non plus par leur taille mais par leur secteur d’activité, on perçoit d’autres inégalités. Pour pouvoir obtenir des CEE après que des travaux ont eu lieu, il faut que l’entreprise ait eu un rôle actif incitatif dans la prise de décision des particuliers. Or certaines entreprises sont beaucoup plus proches de leurs clients que d’autres, et parviennent donc plus facilement à obtenir des CEE auprès de leur client.

En effet, les membres de l’ATEE nous ont fait part de la difficulté qu’ont les groupes comme Auchan (qui sont des obligés au même titre qu’EDF) à inciter leurs clients à faire des travaux d’efficacité énergétique en échange de bons d’achats dans leurs magasins. Du point de vue du consommateur, le discours incitatif des obligés énergéticiens est beaucoup plus pertinent que celui des distributeurs d’énergie, puisqu’il n’y a pas de lien apparent entre leur magasin de proximité et leur isolation thermique par exemple.

Enfin, une critique plus générale que tous les obligés font sur le fonctionnement du dispositif est qu’il est trop difficile d’être proche de ses clients aujourd’hui. Les grands énergéticiens se plaignent que les français passent en moyenne à peine une dizaine de minutes par an à lire leur facture énergétique, ce qui contraste avec les démarches administratives d’obtention des CEE jugées trop lourde par les clients et développées ci-après.