Le statut des animaux

Introduction

La législation, dans tous les domaines de la vie, protège les plus faibles. Et empêche la loi de la jungle de l’emporter. Dès qu’on pousse la porte des labos, c’est l’inverse : les animaux sont sans droits.

Audrey Jougla, dans Marianne du 13/11/2015 [1.12]

Comment sont traités les animaux ? En les utilisant comme cobayes on les instrumentalise mais peut-on légitimement avoir recours a de telles méthodes ?

La considération du statut des animaux doit-elle primer sur le progrès scientifique ?

Je ne connais ni laboratoire de recherches où l’on accepterait d’opérer un chien ou tout autre animal autrement qu’anesthésié puis réanimé après l’opération et traité comme un être humain, ni protocoles expérimentaux dans lesquels on ne cherche à éviter la douleur, l’anxiété ou la fatigue.

Henri Sarles, dans Le Monde du 16/01/1980 [1.13]

Le statut des animaux est un axe d’interrogation central, et vraisemblablement celui sur lequel il est le plus facile aux acteurs de la société civile de prendre position. Il s’agit principalement d’interroger les droits des animaux du point de vue de leur dignité, la réalité de leurs souffrances et l’acceptabilité morale du paiement de ce prix pour l’augmentation de la connaissance scientifique au profit de la société humaine – en effet, on questionne surtout des recherches menées directement en médecine ou dans le but d’y trouver des applications.

Le XIXème siècle est le cadre d’un mouvement général de lutte contre les mauvais traitements infligés aux animaux, marqué notamment en France par la loi du 2 juillet 1850, dite « Loi Grammont ».

« Loi du 2 juillet 1850 relative aux mauvais traitements exercés envers les animaux domestiques

Article unique

Seront punis d’une amende de cinq à quinze francs, et pourront l’être d’un à cinq jours de prison, ceux qui auront exercé publiquement et abusivement de mauvais traitements envers les animaux domestiques. La peine de la prison sera toujours appliquée en cas de récidive.

L’article 483 du code pénal sera toujours applicable. »

Source

Dans ce cadre émergent en Europe, dans la deuxième moitié du siècle, des mouvements anti-vivisectionnistes, avec par exemple la fondation en 1883 de la Ligue genevoise contre la vivisection. On peut d’ailleurs supposer que c’est ainsi que le terme même de vivisection a progressivement pris la connotation d’acte condamnable sinon criminel, qu’on lui connaît aujourd’hui : on parlait au XIXème siècle des « techniques modernes de la vivisection », c’était donc là le cadre de développement de procédés scientifiques novateurs, tandis qu’aujourd’hui le mot vivisection n’est plus employé que par les détracteurs de ces pratiques ou lorsqu’il s’agit de désigner ces anti-vivisection, et non, ou peu, pour discourir sur les progrès des protocoles expérimentaux.

 

 

L’émotion aux prises avec l’expérimentation animale

 

 

« Vivisection » : un progrès vers la cruauté ?

 

Au XIXème siècle, l’expérimentation animale est codifiée à travers des protocoles scientifiques en France sous l’action de Claude Bernard. Ce médecin est généralement considéré comme un acteur majeur de l’histoire de la biologie moderne, ayant introduit certains concepts fondateurs ; mais il est aussi tenu pour étant à l’origine de la démarche expérimentale moderne. Sa pratique de l’expérimentation animale rend donc cette dernière caractéristique de cette démarche. À cette époque, la vivisection est explicitement évoquée comme une technique moderne dans un certain nombre de publications scientifiques traitant directement du sujet. Cet état d’esprit, faisant de l’expérimentation animale un passage obligé de toute recherche en particulier médicale, persiste aujourd’hui : peu d’articles évoquent la question en soi, mais un grand nombre de publications – notamment dans la presse généraliste – traitant d’une découverte particulière, un nouveau traitement par exemple, font mention de l’étape d’expérimentation animale, sans traiter alors des éventuelles remises en question dont sa pratique peut faire l’objet, de 1951 à 2015 :graphe_sans-remise-en-question

Si, comme on va le voir, la société civile conteste de plus en plus l’expérimentation animale, elle se trouve donc dans un paradoxe puisqu’elle continue de lui accorder sa confiance. Dès le XIXème siècle pourtant, au temps de l’avènement de cette recherche moderne, l’expérimentation animale commence à être décriée. Ce mouvement prend naissance, en France, sous l’action de la femme et des filles de Claude Bernard, et est marqué par le positionnement de la figure de Victor Hugo, qui déclarera ainsi que nombre d’associations le reprendront par la suite : « La vivisection est un crime ! » Apparaissent les premières associations s’opposant à la vivisection ; depuis lors, les associations ne se sont jamais effacées.

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Présence, entre autres, des associations dans la controverse selon la presse généraliste

Peu à peu – et cette transition s’opère globalement dans le premier quart du XXème siècle – le terme de vivisection, dans la presse, quitte la sphère de la recherche et n’est plus employé pour désigner les pratiques d’expérimentation animale que par leurs détracteurs ou en référence aux mouvements de ces derniers. De celle d’expression du progrès scientifique moderne, sa connotation devient péjorative, renvoyant à une idée de cruauté : la société civile est effectivement entrée en action.

 

Exploitations de la sensibilité émotionnelle

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Sur un sujet comme l’expérimentation animale, l’émotion du public peut être largement stimulée et beaucoup de militants n’hésitent pas à se placer sur ce registre : ainsi de l’association PETA (People for the Ethical Treatment of Animals), dont l’activité fut initiée par un reportage photographique dans lequel était publiée une série d’images choquantes prises dans des laboratoires – quoique l’authenticité de ces images ait pu être contestée par la suite. Lorsque de tels scandales surgissent, les entreprises dénoncées peuvent voir leur image en pâtir – mais, à l’inverse, l’arrêt du recours à l’expérimentation animale peut devenir un objet de communication voire de publicité : ainsi l’entreprise L’Oréal a-t-elle été présente de manière récurrente dans la presse suite à sa politique affichée de minimisation de tels procédés. On voit ici émerger un premier enjeu d’ordre plutôt commercial, celui attaché à l’image des entreprises auprès des citoyens. Ces premiers cas concernent de manière évidente l’expérimentation animale lorsqu’elle est considérée comme cruelle, mais a contrario, un chercheur défendant sa pratique peut répondre sur le même registre en faisant référence aux vies que les progrès dus à l’expérimentation animale permettent selon lui de sauver. Le professeur André Ménache résume cette attitude ainsi : « Si on pose à la société la question “C’est votre chien ou votre grand-mère, lequel allez-vous choisir ?”, plus de discussion. », ce qu’il qualifie de « chantage émotionnel ».

 

 

« Éthique » et science

 

 

La société civile en attente d’un questionnement éthique de la part des chercheurs

 

À partir des années 2000, le comité de chercheurs français Antidote Europe organise des campagnes d’information pour lutter contre l’expérimentation animale. Il conseille des associations comme la Coalition Anti-Vivisection – CAV – et est à l’origine, en 2015, de l’initiative citoyenne « Stop Vivisection ! », rassemblant devant la Commission Européenne plus d’un million de signatures. S’il est initialement motivé par des considérations éthiques sur le statut des animaux, ce comité cherche à tirer sa légitimité d’une argumentation exclusivement scientifique : André Ménache, que nous avons pu rencontrer, nous déclare ainsi :

« Avoir une argumentation éthique contre scientifique n’est pas équilibré : il faut scientifiques contre scientifiques. »

André Ménache

Ce propos montre que, dans le cadre de cette réflexion, la pensée éthique est radicalement dissociée de la pensée scientifique, et laisse même entendre que les personnes intervenant dans ces deux cadres doivent être distinctes, qu’un militant qui utilise un argument éthique ne peut avoir de légitimité scientifique. À ce titre, André Ménache déclare d’ailleurs explicitement :

« En tant que scientifique, il faut un tout petit peu s’éloigner des militants. »

André Ménache

Cette nette dichotomie est remarquable, car d’autres acteurs tendront à considérer que l’interrogation des résultats fait partie intégrante d’un débat éthique – « La Fondation Droit Animal, éthique et science » prend ainsi ces questions en compte dans les réponses qu’elle nous donne. Georges Chapouthier, chercheur impliqué dans cette fondation, déclare ainsi :

« Il s’agit […] de renforcer la formation éthique des chercheurs. »

Georges Chapouthier

Si l’éthique consiste en l’étude de l’application pratique de principes moraux1, on peut considérer que sur le sujet qui nous intéresse, elle consiste simplement en une évaluation générale du pour et du contre de l’expérimentation animale devant conduire à une prise de décision, et recouvre donc l’ensemble des débats.

Avec la médiatisation de la controverse sur l’expérimentation animale, les chercheurs sont amenés à justifier de leur attitude dans leurs travaux, supposée cohérente avec une mise en perspective éthique de leurs méthodes. On observe ainsi dans le résumé de certains articles scientifiques – 14 publications dans nos recherches, les 7 premières réparties de 1984 à 1999 et les 7 suivantes concentrées entre 2010 et 2016 – la mention d’une rubrique intitulée “Ethical statement”, dans laquelle les rédacteurs de l’article procèdent explicitement à cette justification.

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Présence d’un Ethical Statement dans les articles scientifiques étudiés

De fait, les mentalités changent et le sacrifice d’animaux tend à être minimisé selon le Professeur Jean-Claude Nouët, qui nous cite l’exemple d’une expérience pratiquée devant les étudiants en médecine dans les années 1960, consistant à faire ingérer un fluidifiant sanguin à un chien avant de lui trancher la carotide pour évaluer la pression artérielle au vu de la puissance du jet de sang. De telles pratiques, apparemment de peu d’intérêt scientifique, ne seraient plus monnaie courante de nos jours, et cette évolution, dont le Professeur André Ménache d’Antidote Europe fait également état, pourrait être liée à l’implication de la société civile, nos recherches ayant fait émerger une présence de plus en plus conséquente du débat dans la presse généraliste à partir des années 1970. Selon ce dernier, ce progrès serait particulièrement effectif dans l’éducation, une loi récente ayant notamment interdit dans l’enseignement secondaire la pratique de la dissection sur des animaux élevés à cette fin.

 

Des métriques scientifiques

 

Les chercheurs sont donc dans une certaine mesure conduits à mettre en place des évaluations de la validité éthique de leurs protocoles. La règle dite des « trois R » (voir bandeau ci-contre), qui irradie les travaux de réflexion sur le sujet et a été énoncée dès 1959 par Russell et Burch dans [3.1], en est une manifestation notable : à ses fondements se trouve la prise en compte du bien-être animal, qui motive la réduction du recours à l’expérimentation animale (Reduce), notamment via son remplacement par d’autres méthodes (Replace), ainsi que son optimisation (Refine) dans une perspective de minimisation des souffrances infligées aux animaux. La question de la souffrance justement, occupe un certain nombre de chercheurs dans leurs travaux, visant à évaluer par des méthodes strictement scientifiques la souffrance ressentie par le sujet animal : ainsi des recherches de la LFDA. De même, les comités d’éthique ayant pour rôle d’autoriser ou non une recherche dans les laboratoires – AEC, IACUC – estiment pour chaque recherche faisant intervenir des tests sur des animaux si elle mérite de réaliser ces tests en sachant les souffrances que les cobayes sont susceptibles de subir.

Ces évaluations n’impliquent pas toutefois nécessairement une foi en la primauté du bien-être des animaux sur le progrès au service de l’homme. Ainsi Georges Chapouthier exprime-t-il un positionnement éthique fort en faveur de ce dernier puisqu’il a déclaré lorsque nous l’avons rencontré pour son activité au sein de la LFDA

« L’homme doit être privilégié en ce qui concerne ses droits fondamentaux : la vie et la santé. »

Georges Chapouthier

 

 

Légitimité dans le discours éthique

 

La multiplicité de statut des acteurs de la controverse peut conduire à s’interroger sur la légitimité de chacun à intervenir, et notamment des non-scientifiques. De fait, le Professeur Jean-Claude Nouët, de la LFDA, nous a demandé lorsque nous l’avons rencontré :

« Qu’avez-vous déjà lu ? Il faut faire la différence entre littérature militante et argumentation scientifique ! »

Jean-Claude Nouët, de la LFDA

Il est remarquable qu’un comité de lutte contre la pratique de l’expérimentation animale comme Antidote Europe refuse d’employer des arguments autres que scientifiques : selon André Ménache notamment, un scientifique « sérieux » ne doit pas recourir à des arguments « éthiques » s’il veut être crédible, et le biologiste souligne la nécessité d’un espace de débat purement scientifique dans lequel on se contentera d’interroger directement la question de la validité des méthodes d’expérimentation animale, et de la fiabilité des résultats obtenus – voir le deuxième grand axe du débat. Dans cette même logique de recherche de crédibilité, la Coalition Anti-Vivisection (CAV) se réfère directement à l’argumentation d’Antidote Europe, nous renvoyant rapidement vers ce comité lorsque nous la contactons ; de même qu’Antidote Europe se fixe un objectif d’information du public. Cette communication entre profanes et scientifiques révèle la nécessité de l’argument scientifique pour faire avancer le débat. En effet, si comme on l’a dit le progrès médical est toujours remis entre les mains des chercheurs avec confiance en l’expérimentation animale, c’est vraisemblablement parce que les « profanes » sont conscients de leur inaptitude à juger eux-mêmes de la valeur scientifique de ces méthodes.

À l’inverse, la composition des comités d’éthique montre que beaucoup considèrent que les non-scientifiques ont également leur mot à dire : Jean-Claude Ameisen, président du Comité Consultatif National d’Éthique (CCNE), déclare à Nicolas Chevassus-au-Louis dans La Recherche au sujet de celui-ci : « Le point important est que biologistes et médecins sont en minorité » [1.8]. Les Animal Ethics Committees (AEC) et les Institutional Animal Care and Use Committees (IACUC) font entre autres intervenir, dans le processus d’autorisation ou non d’une recherche impliquant des tests sur des animaux, des acteurs non-scientifiques et extérieurs à l’institution souhaitant mener la recherche en question.

« Le point important est que biologistes et médecins sont en minorité. »

Jean-Claude Ameisen

Enfin, les différentes parties, quand bien même on se limite à celles qui tendent à lutter contre le recours systématique à l’expérimentation animale, ne s’accordent pas quant aux choix de législation qui ont été faits. Certains sont donc favorables à une interdiction complète de l’expérimentation animale et jugent que les décideurs politiques n’ont pas les cartes en main pour juger, ainsi d’André Ménache dont le comité Antidote Europe a été amené à prendre la parole devant la Commission Européenne suite à l’initiative citoyenne « Stop Vivisection », et qui témoigne de ce que le temps de parole accordé est insuffisant et de ce que les députés sont de toute manière trop soumis à la pression des lobbys industriels.

Jean-Claude Nouët, de la LFDA, estime enfin qu’une uniformisation doit être entreprise à l’échelle européenne, d’où l’échelle des institutions à qui doit revenir l’autorité, nous disant :

« Je ne vois pas pourquoi des travaux qui ont été jugés convaincants en Allemagne ne le seraient pas en France ! »

Jean-Claude Nouët

 

 


Notes

1 Définition de l’éthique selon le Larousse : « Partie de la philosophie qui envisage les fondements de la morale ; ensemble des principes moraux qui sont à la base de la conduite de quelqu’un »http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/%C3%A9thique/31389, consulté le 16 mai 2016.