La neutralité du net est-elle éthique ?

Pour certains, la neutralité du net est un garant des libertés et de l’égalité sur internet.
Pour d’autres, il faut y voir un frein au développement des entreprises et des innovations ou même considérer que la neutralité du net menace des vies humaines en ne donnant pas de priorité à certains flux.

1.

Internet, un bien commun

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Le 26 Février 2015, durant le second mandat de Barack Obama, la Federal Communications Commission (FCC) reconnaissait l’internet américain comme “bien public”. Bien que n’ayant aucun pouvoir sur la Commission, le président américain avait montré son soutien à la sauvegarde d’un net libre et ouvert [1], soutien qui a forcément influencé les décisions de la FCC. Cependant, depuis l’arrivée de Donald Trump au pouvoir, les actions menées aux États-Unis vont plutôt dans la direction opposée. Le 11 juin 2017, la FCC annonçait la fin de la neutralité du net aux Etats-Unis. Comme énoncé dans Les Echos :

"Avec la fin de la neutralité du Net, protégée officiellement en 2015 par Barack Obama, les fournisseurs d'accès Internet pourront privilégier certaines données par rapport à d'autres."

En effet, l’existence de la neutralité du net aux Etats-Unis imposait aux fournisseurs d’accès internet de traiter tous les paquets de données également, et de les acheminer sans aucune discrimination entre eux (voir la boussole). Sans ce garant, ils ont la possibilité de faire circuler certaines informations plus vite que d’autres, en favorisant par exemple des utilisateurs qui paieraient plus cher, ou certains fournisseurs de contenu.

Pour autant, cette décision ne fait pas l’unanimité aux Etats-Unis, et certains Etats cherchent encore à sauver la neutralité du net car plus de 8 Américains sur 10 sont pour ce principe, autant côté Républicain que Démocrate [2].

En France, certains craignent que ce qui se passe outre-Atlantique ait des conséquences en Europe. Dans un article de France 24 abordant cette inquiétude, Emilie Laystary, journaliste, nous rappelle l’intérêt social de la neutralité du net :

"L'égalité des flux d'information permet un accès égalitaire au réseau : l'internaute dispose du même environnement que son voisin, quel que soit son niveau de revenus."

Cette notion de “même environnement” rappelle le parallèle entre neutralité du net et écologie réalisé par l’ancien membre de la HADOPI avec lequel nous nous sommes entretenus [4]. Pour lui, l’internet est un espace à préserver au même titre que notre planète :

"Il y a une certaine analogie avec la neutralité du net. La planète est un bien commun et internet l’est de la même manière. Je dois assurer qu’il soit respecté, que sa pérennité soit assurée, et je dois faire en sorte que personne ne se l’approprie au détriment des autres."

Cependant, Louis Pouzin, l’un des scientifiques fondateurs de l’internet tient un discours bien plus teinté de capitalisme :

"On devrait offrir dans des systèmes de communication aussi perfectionnés que l'internet différentes classes de services avec des contrats."

Ainsi, pour pouvoir utiliser Internet plus que les autres, il faudrait payer plus que les autres. Plus encore, certains utilisateurs peuvent selon lui abuser d’un accès illimité à internet, et cet accès non optimisé par rapport à l’importance de l’usage est pour lui “un énorme gâchis”.

2.

Liberté d'expression et libre accès à l'information

33%

C’est l’une des questions soulevées par la Commission des Affaires Économiques [6]. Sans neutralité du net, les fournisseurs d’accès internet pourraient instaurer une différenciation au sein des services qu’ils proposent, en faisant payer plus cher pour un service de meilleure qualité. Il n’est alors pas exclu qu’un client refusant de payer plus bénéficie d’une qualité de service inférieure à celle qu’il recevait auparavant. La CAE reconnait que la fin de la neutralité du net peut mettre en danger la liberté d’expression sur internet. En effet, comme le dit l’Assemblée Nationale dans son rapport d’information sur la neutralité de l’internet et des réseaux publié en 2011, les mesures prises par le gouvernement lui-même peuvent aussi porter atteinte à la neutralité du net, en prenant pour exemple les conséquences des lois HADOPI et LOPPSI sur la liberté d’expression des utilisateurs d’internet :

"Cette dernière dimension du débat [le blocage et le filtrage légaux] [...] constitue, en quelque sorte, la retombée en matière de neutralité des débats ayant eu lieu sur la suspension de l’accès à internet à l’occasion de la loi HADOPI de 2009 puis sur le respect de la liberté de communication par les mesures administratives de blocage de contenus internet, dans le cadre de la loi LOPPSI de 2011."

Plus encore, certaines associations américaines de défense des communautés ont exprimé leurs inquiétudes vis-à-vis de la perte de leur droit d’expression causée par la fin de la neutralité du net. En effet le l’égalité des flux de données sur Internet permet à chacun, sans discrimination aucune, de s’exprimer à l’égal de ses congénères. Dans l’article People of Color Need the Open Internet : Racial-Justice Coalition Urges the FCC to Preserve Net Neutrality Under Title II [7], publié par Free Press en juillet 2017, de nombreux représentants de ces représentants expliquent comment l’internet neutre a pu corriger certaines inégalités sociales qui s’étaient installées entre différentes communautés américaines :

"The open internet has empowered people of color with new opportunities for self-expression, entrepreneurship, political participation, education, employment, housing, health care, racial justice, and many other vital human needs"

L’article explique ensuite, que, craignant d’être privées de ces droits, plus d’une centaine d’associations se sont réunies sous la bannière Voice for freedom, pour interpeller la FCC et exposer des centaines d’histoires et anecdotes personnelles montrant comment l’internet avait permis à certains de s’exprimer avec une liberté qui leur semblait inimaginable jusqu’alors. Carmen Scurato, directrice de la National Hispanic Media Coalition Policy and Legal Affairs en résume quelques-uns dans le même article :

"When the FCC asks about the value of the Net Neutrality rules, Latinos and other people of color are ready to answer with personal examples of how a free and open internet was instrumental in how they built businesses to support their families, crowdfunded community programs that turned into movements, registered to vote in record numbers, organized marches with a global impact, and created shows that elevate our stories from YouTube into mainstream media"

Ainsi, l’internet libre et ouvert semble être un outil facilitant le développement économique, social et citoyen de tous ses utilisateurs.  La neutralité du net est vue comme un droit essentiel pour certains, qui la font découler directement de la Déclaration des Droits de l’Homme – idée que l’on retrouve dans le rapport de l’Assemblée Nationale [6] – ou souhaitent l’inscrire dans la Constitution – comme François de Rugy, ancien président de l’Assemblée Nationale et actuel ministre de la Transition écologique et solidaire [8]. Cependant, d’autres comme Ajit Pai jugent que la neutralité du net nuit à la liberté des utilisateurs d’internet, celui-ci disant même que sa fin serait « un rétablissement de la liberté sur internet » dans une vidéo youtube de Daily Caller [9]. Dans ce message, adressé surtout aux jeunes utilisateurs, il énonce les choses qu’ils ne vont pas perdre avec la fin de la neutralité du net, comme par exemple la possibilité d’acheter des produits en ligne, de regarder des séries en streaming ou de poster des images sur les réseaux sociaux. Il ne mentionne cependant ni la hausse des prix possible ni la qualité de ces services.

3.

Des services prioritaires?

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Dans l’entretien que nous avons mené avec lui, un ancien membre de la HADOPI nous a confié qu’avec l’arrivée de l’internet des objets – développement du marché des objets connectés -, l’acheminement de données en temps réel devient une nécessité. Par exemple, les voitures autonomes ou la médecine connectée, une fois leur technologie suffisamment développée, nécessiteront un acheminement des données rapide, prioritaire devant la navigation quotidienne d’un particulier.

"La hiérarchie des phénomènes a changé. Avant la vidéo était marginale, aujourd’hui c’est 80% du trafic, avant il fallait une semaine pour télécharger un film, c’est quelques minutes désormais. Il n’y avait pas d’enjeu en temps réel sur internet en 2000 mais aujourd’hui, avec les voitures autonomes et l’internet des objets, le temps réel est un véritable enjeu."

Il semble en effet judicieux de favoriser ce genre de service plutôt que d’autres, ce qui remettrait en cause l’existence de la neutralité du net. C’est un avis que semble partager Louis Pouzin dans son interview croisée avec Vinton Cerf au sujet de la neutralité du net [7], où il explique que pour différents usages, la nécessité d’un délai de transfert court et d’un haut débit d’information est plus ou moins pressante. Il prend l’exemple d’un e-mail, pour lequel les degrés d’urgence et d’importance sont plus faibles que pour une opération chirurgicale ou une alerte d’intrusion. Il semble donc compliqué de concilier la forte hausse de flux de données qu’impliquera forcément l’arrivée de l’internet des objets et des réseaux complètement neutres.

Mais cette thèse est contrariée lorsque l’on observe ce que certains fournisseurs d’accès internet prennent la liberté de faire une fois la neutralité du net  abolie : en Californie, durant le mois d’août 2018, alors qu’un gigantesque incendie faisait rage, les pompiers n’ont pas pu avoir un accès à internet suffisamment puissant pour leur assurer une communication interne satisfaisante car leur fournisseur d’accès souhaitait leur faire payer des frais supplémentaires pour cela [10]. Ainsi, si certains services et certains utilisateurs devraient se voir autoriser un accès prioritaire pour assurer une prise de risque minimale en vie réelle, les fournisseurs d’accès ne doivent pas être seuls décideurs de qui se voit attribuer cette fluidité augmentée. La question éthique pousse au contraire à choisir des intermédiaires qui décident de comment répartir la rapidité du net, pour parvenir à une utilisation optimale sur sa globalité.

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Bibliographie

[1] The Obama White House. President Obama’s Statement on Keeping the Internet Open and Free. 10 novembre 2014. Voir ici.

[2] Combier, Etienne. Fin de la neutralité du Net aux Etats- Unis. Les Echos, 11 juin 2018. Voir ici.

[3] Laystary, Emilie. Pourquoi la fin de la neutralité du Net aux États-Unis doit nous inquiéter. France 24, 22 novembre 2017. Voir ici.

[4] Entretien réalisé le 4 avril 2019 avec un ancien membre de la HADOPI.

[5] ARCEP. Cycle de 5 vidéos: Interviews croisées de Vinton CERF, et de Louis POUZIN, pionniers de l’internet – vidéo 2/5 : la net neutralité (12 septembre 2014). 12 septembre 2014. Voir ici.

[6] Assemblée Nationale. Rapport d’information sur la neutralité de l’internet et des réseaux. 13 avril 2011. Voir ici.

[7] Karr, Timothy. People of Color Need the Open Internet : Racial-Justice Coalition Urges the FCC to Preserve Net Neutrality Under Title II.  Free Press, 20 juillet 2017. Voir ici.

[8] Manière, Pierre. Faut-il inscrire la neutralité du Net dans la Constitution?. La Tribune, 12 janvier 2018. Voir ici.

[9] Daily Caller. PSA from Chairman of the FCC Ajit Pai. 13 décembre 2017. Voir ici.

[10] Saviana, Alexandra. Quand la fin de la neutralité du Net empêche les pompiers californiens de combattre les incendies. Marianne, 24 août 2018. Voir ici.

La neutralité du net

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