Quels sont les effets des politiques ?

Les Etats européens disposent de deux leviers pour agir sur la régulation des flux migratoires. Ils peuvent agir dans le pays de départ ou sur leur propre territoire. Dans le premier cas, on parle d’aides au développement et dans le second cas, de politiques d’accueil. Les effets de ces deux types d’intervention politique peuvent être difficile à prévoir et conditionnent naturellement l’évolution des migrations futures. Ils pourraient nous amener à nuancer les résultats présentés par François Héran, qui part de l’hypothèse de taux de migration constants pour établir ses prédictions.

Un phénomène d'appel d'air ?

La notion d’appel d’air est fréquemment évoquée au cours des discussions qui abordent les problèmes liés aux migrations. Elle consiste à penser que plus on améliore les conditions d’accueil des migrants dans les pays d’arrivée, plus ils seront nombreux à venir. C’est un mythe pour certains, une réalité pour d’autres. Comment les politiques d’accueil influencent-elles l’ampleur des migrations ? La qualité de l’accueil des migrants en Europe ou au contraire, ses faiblesses, influencent-elles l’afflux de migrants en Europe ? En d’autres termes, y-a-t-il un phénomène "d’appel d’air" ?

L'appel d'air est un mythe

Dans l’article de l’hebdomadaire Politis du 26 avril 2017, l’association CIRÉ (Coordination et Initiatives pour Réfugiés et Étrangers) affirme que ce concept a été introduit par des partisans d’extrême-droite et traduit une peur de l’invasion (Merckx, 2017).

François Gemenne, interviewé dans cet article, considère que les migrants ne choisissent pas leur pays d’arrivée selon des critères qui visent à comparer ses politiques d’accueil avec celles d’autres pays. La maîtrise de la langue ou la présence de proches dans un pays sont des exemples de critères qui peuvent les amener à migrer dans un pays plutôt qu’un autre. Le mythe de l’appel d’air s’inscrit selon lui dans une démarche de déshumanisation des migrants issue d’une sorte de bon sens populaire qui n’est pas avéré. Pour lui, il est absurde de chercher à comprendre que l’on ne veuille pas accueillir trop bien .

Par ailleurs, la notion « d’appel d’air » est souvent contestée par le fait que les migrants ne choisissent pas forcément leur trajectoire et leur pays d’arrivée à l’avance. Leur progression se fait souvent sous l’effet du hasard, comme le souligne Smaïn Laacher, directeur du centre de recherche Constructions européennes, mobilités et frontières à l'université de Strasbourg, dans les propos recueillis par Chloé Tisserand dans le journal La Voix du Nord (Tisserand, 2014). Selon lui, la situation a évolué par rapport aux années 1960-1970 où les migrations africaines et maghrébines vers l’Europe se faisaient encore en sachant dès le départ où on voulait arriver. Il considère qu’aujourd’hui:

La trajectoire [des migrants clandestins] est aléatoire, incertaine et beaucoup plus mortelle. Le système de passeurs joue un rôle important dans la distribution des uns et des autres.

Tisserand, 2014

Il faut souligner que cet article avait été publié dans un contexte particulier : en août 2014, alors que le nombre de migrants arrivant à Calais dans l’espoir de traverser la Manche pour rejoindre l’Angleterre ne cesse d’augmenter, la création d’un nouveau centre d’accueil pour migrants d’une capacité de 400 places est décidée. La question qui subsiste consiste à se demander si les migrants qui vont arriver à Calais ne vont pas très rapidement dépasser le nombre de nouvelles places proposées par ce centre. On considère alors que ce phénomène pourrait être amplifié par une certaine forme « d’appel d’air » qui encouragerait plus de migrants à arriver à Calais puisqu’un nouveau centre d’accueil s’apprête à ouvrir ses portes.

Une expression qui cherche à justifier les tentatives de régulation des migrations?

Les gouvernements qui souhaitent durcir les textes sur l’immigration font souvent appel à la notion d’« appel d’air » pour justifier leurs politiques. En août 2018, les partis de droite et le Rassemblement National s’opposent à l'accostage de l’Aquarius dans un port français redoutant les conséquences liées à un phénomène d’« appel d’air ». Gilles Platret, porte-parole de LR considère qu’accueillir ces migrants sous le coup de l'émotion ne ferait qu'encourager [cette immigration] et faire le jeu des passeurs (interview du 14 août 2018 sur France Info). Le Rassemblement National adopte la même ligne de conduite comme en témoigne le tweet de Marine Le Pen ci-contre.


D’après Cris Beauchemin, directeur de recherches à l’INED, la référence sans cesse renouvelée aux effets de « l’appel d’air » peut être vue comme un aveu de l’échec des gouvernements successifs. Il souligne le fait que la France fait face à une inflation législative en matière de politique migratoire qui est problématique. D’après les propos recueillis par Anne Chemin dans un article du Monde, Cris Beauchemin considère que le renouvellement perpétuel des lois signe l’échec des textes précédents (Chemin, 2018). La France était en 2006 au sixième rang des pays européens les plus restrictifs en termes de refus de demande d’asile.

Evolution des demandes d'asile en France depuis 1992
Figure 1 : « L’asile en France depuis 1992 » (Amiel, 2019) - On constate que le nombre de demandes d’asile est passé de 60 000 demandes d’asile en 2011 à plus de 120 000 en 2018. Par ailleurs, la France est de plus en plus restrictive puisque le pourcentage d’attributions de l’asile par rapport au nombre de demandes enregistrées diminue. Il était de 32% en 2016 contre 26% en 2018 ce qui traduit un renforcement des politiques d’accueil des migrants.

Vers une politique migratoire européenne ?

Où en est-on ?

Depuis 2015 où le terme de « crise migratoire » a défrayé la chronique, l’accueil de migrants à travers l’Europe est un sujet de tension entre les pays membres de l’Union Européenne. Entre les bateaux de sauvetage en Méditerranée qui ne trouvent aucun port pour les accueillir (comme l’Aquarius en août 2018), les différentes sensibilités politiques de chaque pays et le traité de Dublin, les Etats membres semblent se renvoyer la balle, sans vraiment se prononcer sur une amélioration de la politique migratoire commune européenne.

Le traité de Dublin
Ce traité est issu de la convention de Dublin, entrée en vigueur en 1990 dans 12 premiers Etats membres de l’UE, puis élargi aux autre Etats membres, à la Suisse, l’Islande et la Norvège dans les années 2000. Modifiée en 2008 pour donner le traité de Dublin II, puis en 2013 le traité de Dublin III, le fond reste le même : un migrant souhaitant demander l’asile ne peut le faire que dans le pays Européen où il a été enregistré pour la première fois, sauf quelques rares exceptions.

Controverse autour du traité du Dublin

Pour faciliter l’application de ce traité, un système d’enregistrement des migrants entrés sur le territoire européen a été mis en place. Il s’agit d’Eurodac, fichier commun d’empreintes digitales, qui permet à chaque pays de savoir d’où viennent les migrants qui demandent asile. Si un migrant enregistré en Italie arrive en France et y demande l’asile, la France ne pourra pas accéder à sa demande et il sera renvoyé en Italie (« dubliné »).

Il a été mis en place pour empêcher les demandeurs d’asile de le faire dans plusieurs Etats membres et réduire les trajets inter-états, mais surtout pour accélérer le traitement de la demande d’asile. L’Union Européenne justifie aussi cela par le fait que les critères pour accorder l’asile étant les mêmes dans tous les pays européens, il ne devrait pas y avoir de différence selon les pays – ce qui en réalité n’est pas le cas.

Ce traité est depuis quelques années très décrié par certains Etats européens. En effet, les pays méditerranéens (particulièrement la Grèce et l’Italie) l’accusent de faire reposer le poids européen de l’immigration sur eux : les migrants arrivant par la mer dans ces pays sont bien plus susceptibles d’y être enregistrés.

L’accord a été au cœur du débat du pic de migrations de 2015, car l’Allemagne, au nom de la clause de souveraineté, a décidé de donner l’asile à des migrants enregistrés en Grèce plutôt que de les y renvoyer, la Grèce croulant sous les demandes.

Dans l’hypothèse de Stephen Smith d’une explosion du nombre de migrations, le règlement de Dublin risque de reproduire en empirant ce qui s’est passé en 2015 : les pays méditerranéens pourraient être paralysés par un afflux sans commune mesure de demandeurs d’asile.

Des mesures plus égalitaires mises en place... qui ont montré leurs limites

En septembre 2015, au cœur de ce que les médias ont appelé la « crise des migrants », les Etats membres se sont accordés pour un détournement temporaire du règlement de Dublin afin de réguler la situation. La décision a été prise de relocaliser 160 000 migrants enregistrés en Grèce et Italie sur 2 ans dans les autres Etats membres. Les critères de répartition dépendaient du PIB, du nombre d’habitants, du taux de chômage… 6000€ devaient être alloués au pays d'accueil, pour chaque personne accueillie.

Cette décision a été compliquée à faire accepter à certains Etats, malgré un vote à la majorité. Certains pays ont déposé des recours, la Hongrie par exemple, mais tous les recours ont été rejetés.

Deux ans après, le bilan est mitigé. Bien que le nombre de 160 000 relocalisations ait été revu à la baisse (environ 100 000), seuls 27 695 migrants avaient été relocalisés en 2017, soit moins de 30% des objectifs.

Quotas : quel bilan pour quel pays ?

    Légende :
  • Les pays en rouge sont les pays d’arrivée de la plupart des migrants (Italie, Grèce)
  • Les pays en jaune ont participé à l’accord, bien qu’ils n’y étaient pas compris
  • Les pays en noir ont tenu moins de 10% des objectifs fixés
  • Les pays en verts ont tenu entre 20% et 50% de leurs engagements
  • Les pays en bleu ont tenu plus de 50% de leurs engagements

La Pologne et la Hongrie n’ont pas respecté leurs « engagements », volontairement : ils n’ont accueilli aucun réfugié dans le cadre de ce projet.

La France, quant à elle, est loin d’avoir tenu les objectifs fixés : elle a accueilli moins de 9% des migrants relocalisés d’Italie qu’elle devait accueillir, et 34% des migrants enregistrés en Grèce.

Un sujet au coeur des élections européennes

La plupart des listes françaises candidates aux élections européennes souhaitent une collaboration renforcée entre Etats membres en ce qui concerne les migrations. Différentes directions sont cependant proposées :

  • Certains partis proposent la création d’un Office européen de l’asile, pour harmoniser les critères de demande d’asile et coordonner les agences nationales. Cette mesure est dans le programme de Renaissance, ou encore d’Envie d’Europe.
  • Globalement, beaucoup de partis souhaitent un meilleur contrôle des frontières européennes. C’est le cas du rassemblement national, les Républicains, mais également de Renaissance qui souhaite atteindre les 10 000 garde-côtes pour Frontex. La ligue en Italie y est aussi favorable, ainsi que le CDU et CSU allemand. La France Insoumise, elle, prône le refus de la militarisation de la politique de contrôle des flux migratoires quand Die Linke en Allemagne ou Sinistra en Italie souhaitent directement la suppression de Frontex.
  • En ce qui concerne le trafic en Méditerranée, les priorités divergent : quand le front national et Debout la France souhaite raccompagner chaque bateau de migrants immédiatement dans son pays de départ, la France Insoumise propose de créer un corps européen civil de secours et de sauvetage en mer tout comme Die Linke, et Envie d’Europe propose une version européenne de Mare Nostrum, une opération d’ampleur de sauvetage en mer.
  • Augmenter l’aide au développement est la première solution envisagée par le rassemblement national pour limiter le nombre de migrations. La France Insoumise souhaite également la renforcer, mais aussi le mouvement 5 étoiles en Italie.
  • Au sujet des centres de réfugiés, Renaissance souhaite en créer au sein de l’Europe alors que Debout la France ou les Républicains proposent de les mettre en place uniquement à l’extérieur des frontières européennes, pour expulser directement ceux qui viendraient en Europe sans s’y être régularisés auparavant.
  • En ce qui concerne les flux de migrants au sein même de l’Union Européenne, certains partis politiques vont même jusqu’à remettre en cause Schengen, notamment le Rassemblement National.

Retrouvez les liens vers les programmes français en détail sur cet article: (Elections européennes 2019) Retrouvez les liens vers les grandes idées des programmes italiens en détail sur cet article: (Scarcia, 2019) Retrouvez les liens vers les grandes idées des programmes allemands en détail sur cet article: (Merkur, 2019)

Les mesures de certains de ces partis, notamment le Rassemblement National, sont clairement prises dans le but de contrer la submersion migratoire dont les peuples européens ne veulent plus entendre parler (Domard, 2018, site du rassemblement national). Marine Le Pen considère que l’ouvrage de Stephen Smith avertit l’Europe d’un danger, et les mesures du parti qu’elle préside visent à l’éviter. (Le Pen, 2018).

Globalement, la tendance politique est à la régulation des flux et peu de partis politiques sont favorables à l’immigration massive. Même malgré les prévisions de Stephen Smith, ce n’est pas dit que les pays de l’Union Européenne laissent une telle situation arriver

Mais l’Union européenne ne peut accueillir sur son sol tous ceux qui sont en quête d’une vie meilleure.

Programme d’Emmanuel Macron concernant l’asile et l’immigration, 2017

L'aide au développement: une incitation à rester ou à partir?

L'aide au développement, un frein aux migrations?

L’outil de l’aide au développement pour réduire les migrations est sujet à controverses. Orchestré par certains partis politiques, médiatisé par Stephen Smith, les avis sont divergents.

Il faut un grand plan de développement de l'Afrique pour que l'avenir de la jeunesse africaine soit en Afrique. Je suis convaincu que c'est la seule solution qui permet de mieux protéger l'Europe.

propos de Laurent Wauquiez, France Bleu (Barbereau 2019)

Dans la pensée commune, l’idée circule que l’aide au développement en Afrique permettrait de limiter le nombre d’immigrants. Elle est également véhiculée par des personnalités politiques, notamment de droite et d’extrême-droite. Elle part de l’hypothèse selon laquelle les migrations seraient dues à des guerres et à des facteurs économiques, c'est-à-dire que l’on migre pour pallier aux problèmes du pays dans lequel on vit. Auquel cas en supprimant la cause des migrations, on supprime les migrations.

L’aide au développement de l’Afrique aide les gens à partir

propos de Stephen Smith, France Info 2018

Stephen Smith, dans La ruée vers l’Europe (Smith, 2018) réfute cette idée. Pour lui, dans un premier temps, l’augmentation de la richesse d’une partie de la population leur permettra d’avoir les fonds nécessaires pour migrer: Ce ne sont pas les plus pauvres, ni les plus désespérés qui partent .

Et qu'en dit la science ?

Michael Clemens, dans un article de travail du Center of Global Development (CGD), étudie ces phénomènes à la lumière de l’historique des migrations depuis les années 1960. L’histoire montre que l’émigration suit une courbe en U inversé par rapport à l’augmentation du PIB.

Courbe en U inversé de l'émigration par rapport au PIB par habitant

Il donne plusieurs clefs de réflexion pour expliquer ce phénomène :

  • Le développement cause une baisse de la mortalité infantile, menant à une augmentation de la population, notamment de la jeunesse. Cela peut également mener à une augmentation du taux de chômage, incitant à partir – d’autant plus vrai lorsque l’on sait que les principaux émigrants sont les jeunes.
  • Enrichissement d’une certaine partie de la population permet de financer l’émigration.
  • Le développement d’une région et la transition engendrée peuvent modifier le ratio coût-bénéfice de l’émigration, notamment pour certains secteurs comme l’agriculture.
  • Le développement ne se fait pas de manière égalitaire et peut être à l’origine d’une hausse des inégalités de revenus, poussant une certaine catégorie de la population à migrer.

Un détournement de l'aide au développement

L’aide au développement est accusée de nos jours par une étude du centre européen de gestion des politiques de développement d’être détournée dans le but de réduire les migrations, au lieu de privilégier ce qui est utile pour les Etats. Ainsi, Bastamag (Duval, 2018), un média indépendant de gauche ou encore le Comité d’Annulation de la Dette du Tiers Monde (CADTM) expliquent en détail ce qu’ils reprochent aux politiques actuelles d’aide au développement.

  • Chaque pays de l’Union Européenne est censé consacrer 0,7% de son revenu national brut (RNB) à l’aide au développement. Ce chiffre n’est pas encore atteint par tous, mais le mode de comptabilisation de l’argent dédié à l’aide au développement est controversé. Bien que le calcul soit encadré par l’OCDE, des zones de flou subsistent. Certains pays intègrent à ce chiffre, pour le gonfler, leurs dépenses consacrées à l’accueil des migrants dans le pays d’arrivée. Peut-on raisonablement considérer que cet argent aide à développer le pays de départ ?
  • Le Fond Fiduciaire pour l’Afrique, financé à 90% par l’Aide au Développement Européenne, a été examiné par l’ONG Action Santé Mondiale. Dans un rapport, ces derniers déplorent que l’argent soit en réalité destiné majoritairement à réguler les flux de migrants aux frontières, en renforçant la coopération (transfert d’informations et de renseignements) et les moyens militaires.
  • De manière générale, ces mêmes acteurs reprochent à l’Europe de se servir de l’argent de l’aide publique au développement pour servir ses propres décisions géopolitiques plutôt que de répondre aux besoins primordiaux sur place.

Ainsi, tant sur son efficacité pour réduire les migrations que sur sa mise en œuvre effective, l’aide au développement est un sujet qui divise sur la sphère médiatique et politique. Les arguments scientifiques ne sont pas systématiquement écoutés, voire mêmes consultés. Les populistes ont la main sur le sujet. (Gémenne, article de C. Assignon et JM. Bos, 2018)