Transcriptions des entretiens audio

Entretien avec João Zilhão

Equipe : Quel est votre point de vue sur la controverse : « Neandertal et Sapiens se sont-ils rencontrés au Châtelperronien ? » ?

João Zilhão : Tout d'abord, sur la Châtelperronien : c'est assez simple. Mon point de vue, c'est que le Châtelperronien se développe bien avant, de toute évidence, l'arrivée de l'homme moderne en Europe. Les datations dont on dispose, obtenues récemment par des méthodes mises au point depuis une dizaine d'années vont dans le sens que l'âge du Châtelperronien est autour de trente-neuf, quarante mille ans en années radio carbone voire plus ancien. Je ne sais pas si vous êtes au courant, mais le radio carbone sous-estime l'âge des échantillons de quelques millénaires, donc quand on dit trente-neuf ou quarante mille ans on dit en effet il y a quarante-deux ou quarante-trois mille ans. Or, les plus anciens restes d'hommes modernes connus en Europe jusqu'à présent sont les restes de la grottes de Oase en Roumanie et qui sont datés directement (il s'agit d'un fragment de mandibule humaine) des environs de trente-cinq mille ans radio carbone, soit trente-neuf ou quarante mille ans en âge réel du calendrier. C'est-à-dire trois, quatre ou cinq millénaires après le Châtelperronien. Cela veut dire que les innovations que l'on voit dans le Châtelperronien existaient déjà au moment du contact. C'est-à-dire, il est vrai que les premiers hommes modernes qui arrivent en Europe rencontreront en France des populations néandertaliennes de culture châtelperronienne et qu'il y a donc des contacts à ce moment terminal du développement du techno-complexe de la culture châtelperronienne, mais ces contacts ne peuvent pas expliquer ce que le Châtelperronien avait développé et inventé deux ou trois millénaires avant, au moment de son émergence. Une démonstration de ce que je viens de vous dire, c'est la stratigraphie de la grotte du Renne à Arcy-sur-Cure où il y a une succession de niveaux archéologiques, dont, à la base du Moustérien, trois niveaux différents de Châtelperronien qui sont surmontés par un niveau protoaurignacien donc, en principe, à mettre en rapport avec l'homme moderne. Or, ce n'est pas dans la plus récente des trois couches châtelperroniennes, mais dans la plus ancienne, celle qui est à la base de la séquence châtelperronienne, celle qui date des premiers moments de l'émergence de cette culture, c'est dans ce niveau de base du Châtelperronien que l'on rencontre la plupart des objets de parure, des poinçons en os décorés avec des motifs géométriques et avec des restes d'ocre sur leur surface. Donc, le Châtelperronien, vu, disons, ces données archéologiques et chronologiques, ne peut être interprété, à mon point de vue, que comme un développement indigène des populations néandertaliennes de la France et du nord-est de l'Espagne (c'est la frontière occidentale du Châtelperronien) et cela, bien avant (au moins deux ou trois mille ans) l'arrivée de l'homme moderne.

Equipe : Pour ce qui est d'un éventuel mélange entre les Neandertal et les homos sapiens, qu'est-ce que vous pensez sur les découvertes, par exemple, qui ont été faites au niveau de l'ADN mitochondrial qui tendraient à prouver qu'il n'y a pas eu de mélange ?

João Zilhão : Les médias, et parfois même quelques scientifiques répètent ce que vous venez de me dire, mais c'est faux. L'ADN mitochondrial n'a pas prouvé, et ne peut pas prouver, ce qui est plus important, l'absence d'hybridation, de métissage, de mélange entre populations. L'ADN mitochondrial nous donne des lignées, transmises exclusivement par le côté féminin, et ce qu'on a a étudié, c'est une région qui en principe, est neutre du point de vue de la sélection naturelle de l'ADN mitochondrial et qui reflète, en premier lieu, des paramètres, des « patterns » en anglais, qui sont, en premier lieu, démographiques. Pour le dire de façon simple, il suffit, il suffit qu'une femme n'ait pas d'enfants ou que ces enfants soient des garçons pour que sa lignée mitochondriale disparaisse. Il est vrai que, ce qu'on a décrit comme étant de l'ADN qu'on retrouve chez les Néandertaliens il y a quarante ou quarante-cinq mille ans, cet ADN-là ne se retrouve pas dans les populations européennes actuelles : ça veut dire qu'il s'est éteint. Mais l'extinction des lignées d'ADN mitochondrial est un processus qui est continu. Il suffit, comme je viens de vous dire, qu'une femme, si elle est la dernière porteuse de cette lignée n'ait pas d'enfants ou que ces enfants soient des garçons. Les chercheurs qui mènent ces études nous disent que les variantes de l'ADN mitochondrial qui aujourd'hui existent en Europe reflètent une immigration d'il y a seulement trente mille ans. On sait que l'homme moderne est en Europe depuis quarante mille ans. Ça veut dire que les lignées mitochondriales auxquelles ces premiers hommes modernes d'il y a quarante mille ans appartenaient n'existent plus elles non plus. Si Neandertal est encore plus ancien, c'est normal que ses lignées aussi aient pu disparaître avec le temps, comme c'est le cas pour les hommes modernes d'il y a quarante mille ans. Ceux qui survivent en Europe sont des lignées qui n'ont pas plus de trente mille ans. Le fait qu'il n'y ait pas, parmi les Européens actuels, de gens qui portent la lignée qu'on a reconnue chez les Néandertaliens, n'implique pas forcément qu'il n'y ait pas eu de métissage à l'époque du contact. Ce sont des problèmes complètement différents.

Equipe : On a trouvé beaucoup de publications qui parlaient de cet ADN mitochondrial et qui essayaient de démontrer qu'il ne pouvait pas y avoir eu interfécondité entre les deux espèces. Est-ce que vous pensez qu'il y a d'autres enjeux qui rentrent en ligne de compte que des enjeux purement scientifiques à ce niveau-là. Est-ce que vous pensez, par exemple, que ça pourrait déranger l'opinion publique de dire que oui, on a eu des ancêtres néandertaliens...

João Zilhão : Oh, je ne sais pas, c'est de la spéculation... Il est vrai que les Néandertaliens jouissent d'une très mauvaise réputation en général, donc il est possible que les gens, au niveau de la culture populaire, que le concept d'avoir des ancêtres néandertaliens puisse être tenu comme désagréable, voire offensif. Mais en principe les scientifiques devraient ne devraient pas être soumis à ce genre d'influence de l'environnement culturel. On doit peut-être constater qu'ils ne le sont pas, et que peut-être la résistance qui existe aussi dans la communauté scientifique est peut-être à mettre en rapport avec le fait qu'au dix-neuvième siècle, quand Neandertal a été découvert, le point de vue dominant sur l'évolution était un point de vue progressiste, donc tout ce qui était ancien, dans la lignée humaine devrait être nécessairement aussi primitif, parce qu'avec le passage du temps, il y aurait eu un progrès au niveau du perfectionnement biologique, anatomique aussi et culturel, donc Néandertalien fossile, ça veut dire ancien, ou très ancien et nécessairement aussi très primitif. Et ce point de vue, qui est rentré dans la culture populaire, surtout dans les pays de langue anglaise a aussi influencé la pensée scientifique et notamment les interprétation faites en France aussi, au début du vingtième siècle, il y a une centaine d'années, par Marcelin Boulle, au moment de la découverte du fossile de la Chapelle-aux-Saints, tout cela a sans doute créé des préjugés qui font que pour quelques-uns, ce soit difficile d'accepter le concept d'une lignée en partie néandertalienne.

Equipe : Et enfin, au niveau de la disparition des hommes de Neandertal, on parle parfois d'une disparition liée à un changement de climat, mais il existe aussi des travaux évoquant l'influence de sapiens sur la disparition de Neandertal. Je ne sais pas si vous avez travaillé là-dessus, si vous avez un point de vue, à ce sujet ?

João Zilhão : Le climat, comme explication, ça ne sert à rien. Les Néandertaliens ont vécu en Europe pendant 400 000 ans, ils ont subi tous types de variations climatiques et ils ont survécu à tous ces changements sans problème. Il faudrait aussi se demander pourquoi le climat a tué les Néandertaliens mais pas le renne, pas le cerf, pas le loup... Enfin pourquoi le mammifère qui était en Europe au sommet de la chaîne trophique, le plus intelligent, comment celui-là a-t-il pu être la victime de ce changement de climat, semblable à des dizaines d'autres qui avaient existé par le passé, donc ça n'a aucun sens. Evidemment la disparition de l'homme de Neandertal est à mettre en rapport avec l'arrivée de l'homme moderne en Europe. Mon point de vue, c'est que, au moment du contact, en résultat des processus de métissage et d'hybridation qui se sont produits, que ce soit le type Neandertal qui disparaît signifie simplement qu'il a été absorbé. Ce qui s'est passé en Europe il y a quarante mille ans, c'est ce qui s'est passé en Terre de Feu, entre les indiens qui habitaient là il y a une centaine d'années et les colons européens qui sont venus : cent ans après, il n'y a plus d'indiens en Terre de Feu. Il y a encore quelques petits contingents de chasseurs-pêcheurs qui tirent leurs ressources de la mer, mais les indiens qui habitaient à l'intérieur des terres, ils ont disparu. C'étaient pourtant leurs terres. Pourquoi ? Parce qu'ils étaient une espèce différente, parce que leur ADN mitochondrial était différent, non, tout ça simplement parce que les colons sont arrivés, bien spur des choses se sont passées qui ne servent pas l'analogie pour expliquer la situation en Europe, parce qu'en Europe il y a quarante mille ans il n'y avait pas d'arme à feu, ni de maladies qui ont aussi beaucoup décimé les populations indiennes de Terre de Feu. Mais enfin c'est très simple : si vous mélangez une centaine de litres d'encre blanche avec un litre d'encre noire, vous obtenez cent un litres d'encre blanche. Si vous avez donc un déséquilibre démographique important, et il faut penser que les néandertaliens étaient un peu comme les Esquimaux d'aujourd'hui : c'était une petite population, un bas effectif démographique confiné au grand nord, la périphérie des glaces à l'époque des Neandertal, le dernier âge glaciaire, alors que l'homme moderne était en Afrique, où le climat était beaucoup plus favorable et avait donc des effectifs beaucoup plus importants. Voilà, donc ce déséquilibre démographique, en dernière analyse, explique pourquoi ce sont les Néandertaliens qui ont été absorbés et pas le contraire.