Fiche: les stratégies énergétiques

 

Notre monde a besoin de plus en plus de gaz, pour apaiser sa soif croissante d’énergie, et surtout d’énergie propre. La solution des gaz de schistes suscite des questions : celle des grands choix énergétiques, et par suite celles de la gestion du prix du gaz, du dialogue démocratique ou de l’esprit d’entreprise. On verra ici apparaître des avantages et des inconvénients difficilement arbitrables. En revanche, nul ne conteste que cette solution représenterait  un atout dans les relations internationales. Pour terminer, nous rappellerons que tout ceci n’est que plans sur la comète, puisque que les scientifiques n’ont encore que peu d’information sur la taille possible des réserves de gaz de schiste.

1. Un besoin de gaz de plus en plus important

Les réserves de gaz conventionnels se vident très vite en Europe : la production a ainsi baissé de 25% dans l’UE entre 1999 et 2009. Par contre, la demande augmente toujours, à raison de 4% par an ces derniers temps. Si bien que, selon le ministère français de la recherche, l’UE importera 80% de ses besoins en gaz en 2030, contre 63% aujourd’hui.

De même, les autres énergies fossiles n’ont pas pour vocation à se développer dans les années qui viennent : tous les experts s’accordent à dire que la production de pétrole ne fera plus que diminuer. Les ressources en charbon sont encore conséquentes, mais les pays industrialisés sont réticents à les utiliser, en raison de l’énorme pollution que leur production implique.

Les énergies renouvelables, quant à elles, vont sûrement connaître un fort développement dans les années qui viennent, par la volonté des gouvernements et des populations européennes. Mais l’énergie éolienne et l’énergie solaire ne peuvent fonctionner seules, puisque que leur production est par nature irrégulière. Ces installations sont donc généralement doublées par des centrales à fioul ou à gaz, capables de prendre la relève si nécessaire. Par conséquent, les ressources en gaz, les moins polluantes des ressources fossiles, seront donc très recherchées.

Certes, les pays développés s’engagent de plus en plus dans des démarches d’économie d’énergie, si bien que leurs besoins en gaz ne vont croître que lentement. A la limite, si un grand changement de comportement se produit, on peut même arriver à faire stagner notre consommation de gaz d’ici à quelques dizaines d’années. Mais cela n’est valable que pour les pays industrialisés. La demande mondiale de gaz est tirée vers le haut par les pays émergents, et cette tendance ne changera pas avant plusieurs décennies. Or les cours de commodités sont presque uniformes à l’échelle mondiale, donc invariablement l’Europe risque de manquer de gaz, et de voir son prix monter en flèche.

2. Un choix énergétique qui engage, entre énergie fossile, énergie nucléaire, énergie renouvelable ?

Nous venons de voir que le développement des énergies renouvelables passe par le maintien d’un minimum de production d’hydrocarbures. Notons donc qu’ici nous ne parlons pas de choisir complètement un modèle ou l’autre, mais bien de savoir où placer le curseur, pour concilier croissance et protection de l’environnement. En fait, la mise en place des infrastructures des énergies dites propres coûte énormément, et va donc se faire progressivement, de même que leur amélioration progressive, grâce aux retours d’expérience : c’est une énergie nouvelle. Il faut donc assurer la transition entre le modèle actuel et un modèle bien rôdé, obtenu, imaginons, vers l’an 2030.

Pour cela, les gaz de schistes constituent une solution tentante, puisque l’on connait déjà la plupart des techniques (forages, centrales, gazoducs), ce qui signifie des coûts plus bas. De plus, à l’utilisation comme à la production, le gaz dégage bien moins de carbone que le pétrole ou le charbon : dans le cadre de la réduction imposée des émissions de carbone, c’est une bonne nouvelle pour l’Europe.

Cela dit, il faut bien voir que le gaz de schiste reste une énergie fossile, qui dégage encore massivement du CO2. Lancer à grande échelle la production de gaz de schiste, c’est aussi empiéter pour quelques années sur le terrain des énergies renouvelables, du point de vue des subventions comme de la concurrence à la consommation.

Par exemple, une des techniques qui se développent très bien actuellement est le CCS : Capture et Stockage du Carbone. C’est une façon de piéger le CO2 à la sortie de l’usine, pour éviter qu’il ne s’échappe dans l’atmosphère. Elle bénéficie de toute l’attention disponible, puisqu’un certain nombre de pays ont choisi de s’imposer une réduction chiffrée des émissions de carbone. Nos pays pensent donc investir dans cette technologie écologiquement satisfaisante et responsable. Mais si le développement des gaz de schiste permet de tenir les mêmes engagements environnementaux à moindre coût, nul doute que nos pays le privilégieront, comme le remarque le rapport provisoire de la mission d’Etat sur les gaz de schiste (avril 2011).

Pour protéger l’environnement tout en satisfaisant la demande en énergie, on se retrouve donc devant un choix difficile : le gaz de schiste semble être un moindre mal devant le pétrole et le charbon, par comparaison aux coûteuses, mais propres et modernes, énergies renouvelables.

3. Un élément important de la politique intérieure

Les gaz de schistes vont être amenés à tenir un rôle important dans la politique intérieure française, comme c’est déjà le cas aux Etats-Unis ou au Canada ces temps-ci. En effet, le débat se répercute sur trois niveaux : le prix du gaz et de l’essence pour le consommateur, les relations avec les habitants des zones concernées par les forages, et le signal envoyé aux décideurs économiques français.

Expliquons-nous. Le premier point est assez clair. Une pénurie de gaz signifierait une hausse des prix de la commodité gaz naturel, et immédiatement une hausse pour le client. La principale alternative pour les utilisateurs (voitures, usines)  étant le pétrole, les cours du pétrole et de l’essence augmenteraient donc aussi de manière conséquente. Inversement,  un surplus de gaz provoquerait une baisse des prix, et soulagerait donc le consommateur. Rappelons qu’en ce mois d’avril 2011, le parlement débat sur des solutions directes pour enrayer l’envolée actuelle des prix du gaz. On imagine que la situation n’ira vraisemblablement pas en s’améliorant d’elle-même.  Voici une illustration de ce phénomène, s’appuyant sur la situation des Etats-Unis, qui ont en 2005 choisi massivement la production de gaz de schiste.

On remarque qu’à cette date, les prix en Europe continuent à monter, tandis que ceux des Etats-Unis sont stabilisés. En 2009, la crise provoque la chûte des cours. Néanmoins, les prix restent deux fois plus élevés en UE qu’aux EU.

Deuxièmement, notre étude à Villeneuve de Berg illustre la crispation qui apparait entre les habitants des zones concernées et l’Etat, entre les élus locaux et le gouvernement  (voir partie suivante). Le gouvernement doit donc gérer la crise, autoriser un dialogue démocratique tout en voyant sur le long terme. Ses décisions risquent de changer sa popularité.

Enfin, si le gouvernement choisit de fermer la porte à l’exploitation des gaz de schiste, ce sera un signal fort pour les décideurs : cela montrerait que le principe de précaution et la mobilisation citoyenne l’emportent sur des considérations économiques et de développement. Cela va clairement contre les idées des entrepreneurs et dirigeants d’entreprises, pour qui l’investissement, la prise de risque, le développement ont plus de sens. Comme le dit Gérard Mestrallet, PDG de GDF-Suez, l’un des principaux exploitants potentiels :  « La France a décidé de tourner la page des gaz de schiste avant même de l’avoir ouverte. Certaines études montrent qu’en Europe, les deux pays qui ont le plus de potentiel dans ce domaine sont la France et la Pologne. Dans notre pays, on a décidé de ne pas savoir. C’est un peu surprenant. » (propos recueillis par Les Echos, le 15/04/11). En quelque sorte, la question des gaz de schiste peut révéler la position générale de l’Etat en matière de choix économiques. Sa décision est donc très attendue par les acteurs économiques.

4. Un composant majeur des relations internationales

Dans la grande bataille pour la domination mondiale, on sait que les considérations énergétiques sont très importantes, comme en témoigne la place de l’OPEP dans le monde moderne. Or la récente apparition des gaz de schiste sur le marché a bouleversé la donne mondiale, et ce n’est pas fini. En effet, les Etats-Unis ont choisi en 2005 de développer massivement l’extraction des shale gas, sous l’influence du gouvernement Bush. Ce choix a été entériné par l’administration Obama. Résultat : les Etats-Unis sont devenus le premier producteur mondial de gaz, devant la Russie. Leur production domestique suffit désormais à répondre à leur demande intérieure. C’est le rêve de l’indépendance énergétique qui commence à être atteint.

En effet, il est très intéressant d’avoir une production auto-suffisante. D’abord, cela permet de faire pencher la balance énergétique vers le côté positif, en évitant d’énormes dépenses en hydrocarbures (celles que doit actuellement consentir la France). Ensuite, un pays fournisseur dispose d’un moyen de pression formidable : pensons à la crise de l’hiver 2008-2009, quand la Russie a décidé de couper l’approvisionnement de la Pologne. Aujourd’hui, l’Europe dépend encore à 50% du bon vouloir russe, et obtient le reste en Norvège, en Algérie, et ponctuellement ailleurs. Si les prix du gaz continuent de monter, les grandes puissances vont même être contraintes d’acheter à leur ennemi numéro un : l’Iran, qui se trouve avoir des réserves de gaz aussi grandes que la Russie.

Ainsi, les Etats-Unis sont extrêmement satisfaits de se libérer de cette contrainte. La Chine, supposée avoir elle aussi de gigantesques réserves de gaz de schiste, travaille dans ce sens, pour soutenir son énorme croissance. L’Union Européenne enfin vient de se donner pour programme la sécurité énergétique, sous l’influence de la Pologne qui présidera l’Union à partir de l’été 2011; la Pologne qui, nous l’avons vu, a déjà manqué de gaz par le passé et ne veut pas renouveler cette expérience. L’objectif serait au moins de contrebalancer la diminution de la production domestique de gaz conventionnel par d’autres moyens, comme la production de gaz de schiste.

En tout cas, l’équilibre des marchés de l’énergie a été considérablement modifié par l’évolution de la production américaine. Les flux de gaz qui allaient aux EU se dirigent maintenant vers l’Europe, ce qui nous permet de nous libérer un peu de la contrainte russe. La Russie perdrait donc de son influence. C’est en partie à ce phénomène que certains analystes attribuent le tout récent réchauffement des relations russo-américaines (traité de non-prolifération nucléaire, sanctions communes contre l’Iran, etc.). C’est dire combien l’avènement de la technologie d’extraction du gaz de schiste peut modifier profondément l’équilibre du monde moderne.

Les choix encore à faire par l’UE, l’Australie, la Chine, le Canada, l’Indonésie peuvent encore changer profondément l’équilibre international des forces : la production de gaz de schiste par la France serait certainement un avantage net, du point de vue de la politique économique internationale.

5. Avant toute réflexion stratégique : y a-t-il des ressources aussi importantes qu’on le dit ?

La technologie d’extraction par fracturation hydraulique et forage horizontal a beau être très performante, elle reste extrêmement coûteuse, et n’est rentable que si les prix du gaz se maintiennent aux sommets actuels et que les gisements se révèlent aussi prometteurs qu’envisagé.

Or on assiste à une véritable controverse d’experts sur le sujet : à combien peut-on évaluer les réserves de gaz et d’huile de schiste dans le monde ? Et en Europe, en France ? On trouve déjà plusieurs études scientifiques assez récentes (la plupart de la fin 2010). Ainsi l’AIE (Agence Internationale de l’Energie) estime que 5 Tm3 de gaz (Téra mètres cubes, soit 5 millions de millions de mètres cubes, soit 80 ans de consommation domestique) sont exploitables en France. De son côté, l’IHS CERA (Cambridge Energy Research Associates) envisage le chiffre de 170 Tm3 présents en Europe, alors que l’IFRI (Institut Français des Relations Internationales) n’en donne que 2 à 4, dont presque rien en France.

Comment expliquer cette divergence ? En fait, ce sont des estimations faites d’après les structures géologiques générales et les quelques renseignements tirés des forages pétroliers ou gaziers précédents. L’exploration de gaz de schiste proprement dit n’a encore vraiment commencé qu’en Amérique du Nord, et les chiffres précédents ne sont que des supputations, intéressantes, mais peu fiables. D’autre part, une caractéristique des gisements de gaz de schiste est qu’on ne peut découvrir l’étendue d’un gisement qu’au fur-et-à-mesure de l’exploitation, et non lors de l’exploration comme c’est souvent le cas pour le gaz conventionnel et le pétrole. Ainsi, en l’absence d’un seul forage d’exploration dans le sud de la France, on ne peut être sûr de rien.

D’ailleurs, certains experts restent sceptiques : le miracle énergétique promis n’est peut-être qu’une illusion, et l’Europe se retrouverait ainsi gros Jean comme devant, c’est-à-dire finalement aussi pauvre en gaz de schiste qu’en pétrole. Mais l’espoir de trouver des réserves conséquentes reste présent.

En conclusion, on voit bien que les arguments des points précédents n’ont pas du tout la même portée suivant la richesse des gisements français. Avant de choisir parmi les options présentées ci-dessus, il semble rationnel de pousser plus avant les recherches, pour savoir si, en France, le débat a lieu d’être. Après que l’on se sera fait une petite idée de la situation, les arguments des uns et des autres se trouveront affinés, et une décision pourra réellement être prise. En tout cas, en l’absence d’estimation raisonnable, la stratégie énergétique ne peut constituer un argument sérieux, dans un sens comme dans l’autre.

Comments are closed.