Faut-il fermer les bibliothèques ?

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Retranscription de l'entretien avec Clothilde Zur Nedden

Clothilde Zur Nedden, Directrice de la Bibliothèque des Mines de Paris

C’est un autre type de bibliothèque qui est construit, ce sont d’autres formes de relations avec l’utilisateur et avec l’institution dans laquelle les bibliothèques sont classées. Le premier point de controverse est de savoir si les bibliothèques vont exister en tant que tel, si elles sont redéfinies. Dans l’article Plus elles se répandent, plus elles sont centrales, de Bruno Latour, on fait référence au Learning Center. Doit-on chercher dans le métier de bibliothécaire la fonction de chercheur, documentaire ou pédagogique, car on fait de l’e-learning ; ou doit-on fermer les bibliothèques et retrouver ces services dans d’autres composantes et institutions. La bibliothèque est alors complètement imbriquée dans la fonction de l’enseignement et de la recherche.

Il existe des lieux dans lesquels ces évolutions sont visibles, et d’autres types de bibliothèques, tels que le Rolex Learning Center à Lauzanne ou l’Imperial College, où la bibliothèque est définie à partir des services, de l’utilisateur et de la clientèle, et non plus à partir des collections.

Pensez-vous que la bibliothèque est menacée par ces évolutions ?

Pas du tout, je suis très pro-évolution. Il y a une évolution naturelle, des usages qui se transforment, et il ne faut pas laisser les choses telles qu’elles sont si elles ne correspondent pas à nos attentes.

Pourtant le livre est menacé. On peut faire un Learning Center avec un cœur ancien, et jouer sur un parcours scénographique. Ce n’est parce qu’on choisit un Learning Center qu’on abandonne la bibliothèque traditionnelle, mais elle n’est plus définie par la collection. On sélectionne la collection : le livre doit être rare, ou qu’il ait un contenu intéressant pour l’utilisateur. On construit aussi des collections dynamiques, ce qui est beaucoup plus intéressant pour l’utilisateur et le bibliothécaire. La notion de stockage avec des étagères, ou des fiches papiers non informatisées, et donc pas accessibles à tous, n’a aucun intérêt. C’est pourquoi on fait de la rétroconversion et de la numérisation.

Il faut faire des belles bibliothèques, intéressantes, dans lesquelles il y a du savoir et des services.

On constate que pour rechercher, le premier réflexe est de taper sur Internet derrière un ordianteur. Le rôle du bibliothécaire est-il menacé ?

Ce n’est pas vrai. Les questions des utilisateurs n’ont jamais été aussi nombreuses depuis la création du portail de ressources électroniques. Avec Google, on s’aperçoit vite qu’on ait limité. On fait appel aux bibliothécaires, non pas pour aller chercher un livre sur une étagère, mais pour avoir des conseils sur la chaîne de publication, pour faire des ateliers d’écriture, la manière de trouver des informations fiables. On forme aussi l’utilisateur à l’utilisation des réseaux thématiques et documentaires, sur la sélection des ouvrages présents sur le portail.

On a besoin de bibliothécaires plus spécialisés ou qui ont des compétences différentes. En effet, on fait de la communication, on a donc besoin d’infographistes ; de personnes qui sont sensibilisées à la recherche.

Ces valeurs ne sont-elles pas très semblables à celles que l’on retrouvait déjà auparavant ?

Je pense qu’autrefois on avait un pyramide. Le conservateur était un érudit, le magasinier ne s’occupait que d’aller chercher les ouvrages dans les magasins.

Aujourd’hui l’érudit est un manager, la bibliothèque ne fonctionne plus seulement à partir de la culture générale de l’érudit. On a de moins en moins de magasins, et le magasinier a des fonctions transversales. La bibliothèque est une entreprise. Elle offre des services de formations aux entreprises, des achats de reproduction, des ventes en ligne d’ouvrages numérisés.

La vision en France est différente des visions anglo-saxonnes ou des pays de l’Europe du Nord.

Je suppose que vous avez entendu parler de la politique de Google qui vise à numériser en masse, et de celle de la BnF qui se concentre essentiellement sur son patrimoine. Comment-vous positionnez-vous par rapport à ça ?

Il faut être pragmatique. Je ne trouve pas choquant que Google ait signé des accords avec plusieurs grandes bibliothèques. Il faut favoriser tout ce qui peut être bon pour l’utilisateur. Il faut aller vite, et ne pas réfléchir aux valeurs. Il faut diffuser l’information, la placer sur des réseaux.

La bibliothèque de demain est un réseau de bibliothèques avec une belle numérisation. Il ne faut pas numériser pour numériser, mais offrir des services complémentaires sur le fichier numérisé. C’est parfois difficile pour un chercheur de manipuler un ouvrage sur Gallica. Concernant son ergonomie, Gallica est un joli site, et des services de recherche sont présents. Mais cela ne correspond pas forcément à l’usage que souhaite en faire l’utilisateur.

Les chercheurs utilisent-ils plus Gallica ou Google Books ?

La BnF a fait des études. Les doctorants utilisent plus Gallica, mais les chercheurs ayant un âge plus avancés utilisent préférentiellement Google.

Vous parliez de conservation, et de stockage qui n’était pas forcément utile. Comment le livre sous format papier va évoluer après une numérisation massive ?

Qui dit que la bibliothèque doit entreposer dans son lieu ? On peut assurer un service de transport d’ouvrage, ce qui permet de délocaliser les ouvrages. On demande très peu de remonter des ouvrages du magasin. Ici, à la bibliothèque des Mines, on remonte environ 6 livres par jour. Encore une fois, soyez pragmatique.

La bibliothèque peut être plurielle. Il y a un lieu, et un réseau : on peut déplacer les utilisateurs et les documents.

Concernant l’avenir des livres existants, les utilisateurs achètent les livres qui les intéressent. Dans le cadre du travail, il n’y aucun intérêt d’avoir une quantité de livres dépassés et inutilisés. Il ne faut pas avoir peur de désherber. On peut aussi, utiliser des collections dynamiques, ou un espace est réservé pour une collection pendant un certain temps, changé en fonction des demandes des utilisateurs.

Ne perd-on pas alors le patrimoine de la bibliothèque ?

La question du fond ancien est différente. Il représente un aspect affectif, mais il faut le mettre en scène à travers des parcours patrimoniaux et scénographiques pour mettre en évidence la relation entre l’établissement et l’ouvrage. Il ne suffit pas de le laisser sur une étagère.

Qu’en est-il de l’exclusivité (Bible de Gutenberg) ?

Même numérisé et partagé sous ce format, on garde l’exclusivité d’un ouvrage sous format papier. Le bibliothécaire doit alors le scénographier et en faire quelque chose. Je fais exprès d’exposer mon opinion.

Il faut savoir pourquoi on conserve : pour soi ou pour les autres ? Il faut qu’un maximum de gens ait accès à l’information, que ce soit pour le contenu des ouvrages, ou pour sa beauté.

Tout le fonds documentaire n’est pas spécifique, le fonds ancien est intéressant, mais pour pouvoir l’utiliser, il faut rétroconvertir. On a alors l’impression d’apporter aux chercheurs, et nous possédons comme projet de créer des portails documentaires accessibles à tous. La rétroconversion est riche en opportunités.

Que viennent rechercher les utilisateurs auprès des bibliothécaires ? Un service de recherche ou des techniques ?

L’utilisateur recherche la valeur ajoutée : des redirections, la compréhension sur les chaînes d’édition, la manière de juger de la pertinence de ses recherches. Par exemple, un séminaire de doctorants est organisé à la demande des étudiants, qui ont le sentiment de perdre du temps en recherchant. Au démarrage, on nous demandait beaucoup de didactique, aujourd’hui, c’est de la pratique. On fait alors venir des experts ou des bibliothécaires qui ont des formations spécialisées pour apporter cette valeur ajoutée.

Il y a bien sûr toujours le comportement de l’utilisateur qui ne passe pas par le catalogue afin de rechercher un ouvrage.

Une question un peu plus personnelle : que recherchez-vous dans le métier de bibliothécaire ?

C’est effectivement personnel. Au démarrage, je voulais être médecin. J’ai la chance d’être Troyenne. La ville de Troyes comprend une médiathèque représentant le deuxième fonds documentaire de France. J’ai rencontré des conservateurs qui s’occupaient des fonds anciens. J’ai alors pris conscience des possibilités que le livre offrait.

Je me suis vite aperçue que le livre peut avoir son prolongement dans les ressources électroniques, et par la rétroconversion, on dématérialise et on rematérialise : la rematérialisation s’effectue par la compréhension de la chaîne d’édition et de publication, on scénographie, on fait revenir les gens pour parler du livre. Il n’y aura jamais autant de rematérialisation qu’aujourd’hui.

Les bibliothèques ne sont pas désertées mais au contraire extrêmement fournies. Partout où j’ai travaillé, à part ici (Bibliothèque des Mines), les utilisateurs étaient présents du matin au soir et le week end, comme au Canada.

Ce que je recherche en tant que conservateur est de pouvoir permettre à un maximum de personnes d’accéder à tout un patrimoine qu’on conserve et à toutes ses richesses, pour construire une bibliothèque pour l’ensemble de la communauté et non pas pour le bibliothécaire. Je comprends très bien l’attachement du patrimoine, mais c’est justement car j’ai connu l’absence d’activité dans une salle de conservation, ce que j’ai trouvé choquant. L’avant dernier conservateur de Troyes a transformé les choses à l’aide d’Internet, de la numérisation, et de l’organisation d’activités scientifiques.

A vous entendre, on a l’impression qu’il n’y a pas d’acteurs qui s’opposent à l’évolution des bibliothèques en Learning Center.

Pas du tout, vous trouverez des conservateurs qui ne sont pas enclins à évoluer et à voir les bibliothèques se transformer. Des personnes soutiennent la bibliothèque traditionnelle et s’opposent aux Learning Center en tant que nouvelles bibliothèques, car ils ne voient pas la plus value.

Est-ce que vous avez plus de mal à trouver des financements pour vos projets ?

Concernant les financements, c’est différent : il y a moins de saupoudrage. Aujourd’hui, on répond plus à des appels s’offre qu’on en propose. Par exemple, la rétroconversion, ou des appels à projets thématiques, comme une numérisation du patrimoine qui touche à ce thème.

Mais c’est toujours difficile avec la situation économique actuelle. Le mécénat est une solution. Cependant, la difficulté avec le mécénat est de faire comprendre que le résultat de l’investissement sera visible, intéressant et avec beaucoup de contenu plusieurs années derrière.

C’est aussi le cas pour les projets de construction. Mais le bibliothécaire est un manager : il va chercher des financements et rendre des comptes.

De plus, en France, il serait choquant de voir un projet sous mécénat. La culture du mécénat est peut-être à revoir ici, en Angleterre et au Canada, ce n’est pas du tout le cas.