Nécessité d’une régulation

« Dès qu’on manipule le vivant, il y a un risque de dérive » Emmanuelle Charpentier, (2016, Emmanuelle Charpentier : « Dès qu’on manipule le vivant, il y a un risque de dérive » Le Figaro)

En premier lieu, la modification de la germline i.e. les gamètes ou cellules sexuées (visant la reproduction et donc la transmission des caractères à la génération future) est problématique. Cela soulève la question d’une persistance dans le temps de l’action induite par CRISPR. La peur d’une erreur aux conséquences désastreuses (modifier un moustique pourrait gravement modifier son comportement alimentaire par exemple et rompre la chaîne alimentaire, l’éradication d’une espèce rendue possible par CRISPR peut déstabiliser un écosystème tout entier) implique une considération éthique qui exige une parfaite maîtrise des conséquences avant toute utilisation. Cependant, certains chercheurs clament qu’un usage raisonné de CRISPR (usage médical notamment) justifie la persistance à la génération suivante : pensez à la neutralisation d’un agent pathogène sur une génération, en cas de nouvelle attaque, cela pourrait éviter une nouvelle contamination.

Ajoutons à cela, la non-concordance des définitions d’OGM de par le monde et la nécessité d’organiser un moratoire international qui se fait sentir. Mais qu’attendre d’une telle concertation ?

« Il faut prévenir les abus sans entraver la recherche » Emmanuelle Charpentier (2015 Hervé MORIN,  » Il faut prévenir les abus sans entraver la recherche  » Emmanuelle Charpentier, microbiologiste, professeure à l’école de médecine de Hanovre Le Monde)

De nombreux chercheurs voient d’un mauvais oeil de nouvelles régulations au vu d’une régulation existante qu’ils jugent adéquate. En effet, elle encadre déjà les expériences sur embryons, les étapes de la thérapie, notamment les essais cliniques qui sont encadrés.

Cependant, de nombreuses questions restent sans réponses, et sans remettre en cause les acquis, la nécessité de se pencher sur ces questions se révèle indispensable et urgente. Comment évolue modifier la législation européenne ?  Peut-on  considérer les produit de CRISPR-Cas9 comme des OGM ?

CRISPR génère t-il des OGM ?

Après avoir étudié le débat scientifique sur l’efficacité de CRISPR-Cas9, intéressons-nous au débat qui agite les législateurs. La grande question que se posent les organes législatifs et judiciaires est de savoir si les organismes produits par les méthodes CRISPR-Cas9 sont ou non des OGM. Cette interrogation concerne plus largement toutes les nouvelles biotechnologies. En effet, dans les différents rapports sur les nouvelles biotechnologies que nous avons étudié comme ceux du Sénat, de Conseil d’Etat, du Haut Conseil de la Bioéthique (HCB), il n’y a pas de rupture de définition entre un organisme modifié via CRISPR-Cas9 ou un organisme modifié par d’autres NBT. Le débat est posé dans les termes suivants : les organismes issus des NBT relèvent-ils de la même législation que les OGM ?

Nous avons concentré notre étude sur le débat européen avec une insistance accrue sur la situation en France puisqu’il semble que les saisines européennes sont d’initiative française pour cette controverse.

La définition européenne d’Organisme Génétiquement Modifié

La définition d’OGM est harmonisée par l’Union Européenne dans le cadre de la directives 2001-18 et de ses annexes. Les extraits présentés sur ce site sont issus du rapport d’audition publique de l’Office Parlementaire d’Evaluation des Choix Scientifiques et Technologiques.

« DIRECTIVE N° 2001/18 Article 2 (extraits)

Définitions

Aux fins de la présente directive, on entend par :

1) « organisme » : toute entité biologique capable de se reproduire ou de transférer du matériel génétique;

2) « organisme génétiquement modifié (OGM) » : un organisme, à l’exception des êtres humains, dont le matériel génétique a été modifié d’une manière qui ne s’effectue pas naturellement par multiplication et/ou par recombinaison naturelle.

Aux fins de la présente définition :

1) la modification génétique se fait au moins par l’utilisation des techniques énumérées à l’annexe I A, première partie ;

2) les techniques énumérées à l’annexe I A, deuxième partie, ne sont pas considérées comme entraînant une modification génétique ;

[…]

Exemptions

Article 3

1) La présente directive ne s’applique pas aux organismes obtenus par les techniques de modification génétique énumérées (voir ci-dessous)

[…]

ANNEXE I A : TECHNIQUES VISÉES À L’ARTICLE 2, POINT 2 PREMIÈRE PARTIE

Les techniques de modification génétique visées à l’article 2 a), sont, entre autres :

1) les techniques de recombinaison de l’acide désoxyribonucléique impliquant la formation de nouvelles combinaisons de matériel génétique par l’insertion de molécules d’acide nucléique, produit de n’importe quelle façon hors d’un organisme, à l’intérieur de tout virus, plasmide bactérien ou autre système vecteur et leur incorporation dans un organisme hôte à l’intérieur duquel elles n’apparaissent pas de façon naturelle, mais où elles peuvent se multiplier de façon continue ;

2) les techniques impliquant l’incorporation directe dans un organisme de matériel héréditaire préparé à l’extérieur de l’organisme, y compris la micro-injection, la macro- injection et le microencapsulation ;

3) les techniques de fusion cellulaire (y compris la fusion de protoplastes) ou d’hybridation dans lesquelles des cellules vivantes présentant de nouvelles combinaisons de matériel génétique héréditaire sont constituées par la fusion de deux cellules ou davantage au moyen de méthodes qui ne sont pas mises en oeuvre de façon naturelle.

DEUXIÈME PARTIE

Les techniques visées à l’article 2, point 2, sous b), qui ne sont pas considérées comme entraînant une modification génétique, à condition qu’elles n’impliquent pas l’emploi de molécules d’acide nucléique recombinant ou d’OGM obtenus par des techniques /méthodes autres que celles qui sont exclues par l’annexe I B, sont :

1) la fécondation in vitro ;

2) les processus naturels tels que la conjugaison, la transduction, la transformation

3) l’induction polyploïde.

ANNEXE I B : TECHNIQUES VISÉES À L’ARTICLE 3

Les techniques/méthodes de modification génétique produisant des organismes à exclure du champ d’application de la présente directive, à condition qu’elles n’impliquent pas l’utilisation de molécules d’acide nucléique recombinant ou d’OGM autres que ceux qui sont issus d’une ou plusieurs des techniques/méthodes énumérées ci-après, sont :

1) la mutagenèse ;

2) la fusion cellulaire (y compris la fusion de protoplastes) de cellules végétales d’organismes qui peuvent échanger du matériel génétique par des méthodes de sélection traditionnelles. »

La définition européenne est une définition par la technique d’obtention de l’organisme produit. Cette définition permet à d’autres entités comme le Comité d’Ethique Economique et Social du HCB d’établir une classification des différentes biotechnologies. (extrait du rapport de l’OPECST).

La position française sur les nouvelles biotechnologies

Si les produits de la mutagenèse sont considérés comme des OGM, ils sont exempts de la législation de la directive 2001/18. Or le HCB dans sa note du 20 janvier 2016, définit CRISPR-Cas9 et les autres NBT comme des « mutagenèses dirigées » si elles sont utilisées en SDN1 ou SDN2. Dans ce cas là, le HCB préconise que les produits puissent sortir du champ d’application de la directive 2001/18.  En revanche, les produits de SDN3 devrait toujours rester dans le champ de la directive 2001/18 car une SDN3 implique l’apport de matériel génétique étranger.

« Les rapporteurs estiment que le principe de précaution ne devrait pas faire obstacle à ce que les techniques de mutagenèse dirigée soient considérées différemment des techniques de mutagenèse chimique ou par radiation. Toute décision contraire aboutirait à exempter des techniques rudimentaires, au motif qu’elles seraient plus anciennes, alors qu’on règlementerait des techniques plus récentes, mais beaucoup plus sûres. » Rapport de l’OPECST (page 182).

Des voix s’opposent à ces conclusions au motif que les produits de mutagenèses, qu’elle soient dirigées ou non, sont des « OGM cachés », termes employés par José Bové. Ces voix sont aussi rapportées par l’OPECST. L’association Amis de la Terre ainsi que les organisations de lutte contre les OGM partagent cette position.

 « moins de transgénèse, plus de mutagenèse, mais pour nous toujours des OGM » Patrice de Kochko, Amis de la Terre, 27 janvier 2016, audition publique OPECST.

Historique de la série judiciaire européenne : CRISPR-Cas9

Crédit photo : http://infos-toulouse.fr/wp-content/uploads/2017/04/shutterstock_Symbol-of-law-and-justice-1.jpg

Depuis 2015, des procédures judiciaires sont en cours dans les juridictions administratives nationales et internationales au sujet de CRISPR-Cas9 et plus largement autour des NBT. L’enjeu de ces procédures est de déterminer si ces techniques entrent dans la définition d’OGM mais aussi si un moratoire doit être imposé sur ces techniques.

En février 2015, un collectif associatif nommé l’Appel de Poitiers regroupant entre autres : GreenPeace, la Confédération Paysanne, Sciences Citoyennes, a demandé un recours devant le Conseil d’Etat de la République Française pour établir un moratoire sur les “OGM cachés”. En juin 2016, le Conseil d’Etat demande une enquête complémentaire. Celle-ci prend la forme d’une confrontation entre les organisations qui ont demandé le recours avec Christian Vélot comme gage scientifique et deux experts du ministère de l’agriculture et de l’INRA (Institut National de Recherche en Agronomie).

Faute de pouvoir statuer sur cette controverse, en septembre 2016, le Conseil d’Etat renvoie ce recours devant la Cours de Justice de l’Union Européenne en lui posant 4 questions de fond sur le fait ou non qu’un organisme modifié par mutagenèse ou par mutagenèse ciblée – CRISPR-Cas9 – entre dans le cadre de la directive 2001-18 définissant le statut d’OGM. La question de la traçabilité des espèces modifiées par des NBT comme CRISPR-Cas9 est au coeur de cette querelle. Alors que les pro-NBT affirment que les modifications par NBT peuvent être générées naturellement et donc sont intraçables, d’autres scientifiques comme Yves Bertheau, contestent cet argument. Selon M. Bertheau, chargé de recherche à l’INRA sur le sujet de la traçabilité des OGM et des organismes obtenus par mutagenèse, une manipulation par CRISPR-Cas9 ou tout autre NBT est détectable car elle induit un stress sur les cellules concernées qui se repère dans des cicatrices au niveau des membranes cellulaires ou  des séquences d’ADN non codantes. Il faudrait donc regarder un “faisceau convergent” de preuve pour étudier la traçabilité des organismes modifiés par NBT.

La dissémination de ces produits de NBT sans traçabilité et sans prendre en considération les problèmes de dissémination incontrôlés par nuage pollinique requiert, d’après les organisations requérantes, a minima, l’application du principe de précaution qui se traduirait par des crédits de recherche débloqués pour étudier les conséquences de cette dissémination et un moratoire sur cette dernière.

Cependant, la juridiction européenne, n’a à ce jour, pas rendu son verdict. Son investigation est lente car ce verdict serait contraignant pour les 28 pays de l’Union Européenne.

« In fine, c’est donc bien une décision politique que la Cour de justice de l’Union Européenne doit prendre. Le problème est que personne ne veut la prendre. » Yves Bertheau

Les organisations de l’Appel de Poitiers des rapports des experts pro-NBT critiquent ce qu’elles appellent des rapports “rhétoriques” qui ne remplissent pas les critères d’une investigation scientifique suffisante sur l’état de l’art. Le terme d’ “Evidence Based” a été employé pour le rapport du Science Advise Mecanism (SAM) de la Comission Européenne alors que, d’après Yves Bertheau et les organisations de l’Appel de Poitiers, ce dernier ne s’appuie pas sur suffisamment de documents pour mériter ce titre.

Cette rhétorique scientifique est une des raisons qui poussent Yves Bertheau à remettre en question la notion d’expert et d’expertise. A cela s’ajoute que les experts entendus par les décideurs politiques ont des liens d’intérêt forts avec les techniques dont il est question. En effet, la structure de la recherche fait que sont interrogés des directeurs de recherches dont les travaux portent sur les NBT. Ces derniers n’ont pas intérêt à voir la finalité économique de leur recherche, bien souvent raison de son financement, disparaître. Les emplois de plusieurs chercheurs et doctorants sont aussi en jeu. Cette vision est étayée par une étude de deux chercheurs de l’INRA qui montre que 40% portant sur les OGM et les nouvelles biotechnologies présente une suspicion forte de conflit d’intérêt avec des firmes privées.

Pour créer un débat public en France sur les questions de modifications du génome, le Sénat a ouvert le 27 octobre 2016 une audition publique d’une vingtaine de chercheurs. Hervé Chneiweiss, président du comité d’éthique de l’INSERM faisait parmi des auditionnés :

« Il nous manque une structure de type GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat, NDLR). Ce qui a pu être mis en place au sujet de la modification du climat devrait fournir une réflexion internationale pour être mis en place dans le domaine des sciences du vivant. Car les interventions aujourd’hui sur le génome, les modifications génétiques, sont produites grâce aux progrès du séquençage génomique, au big data. Cela représente la convergence d’un grand nombre de technologies. » Hervé Chneiweiss, Audition publique, Sénat, 27 octobre 2016 rapporté par La Tribune.


L’office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques. Le Déaut J., Procaccia C. (2017) Les enjeux économiques, environnementaux, sanitaires et éthiques des biotechnologies à la lumière des nouvelles pistes de recherche, 367 pages. Disponible sur http://www.senat.fr/rap/r16-507-1/r16-507-11.pdf

L’office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques. Le Déaut J., Procaccia C. (2016) Les nouvelles biotechnologies : quelles applications, quel débat public? 4 pages. Disponible sur
http://www.senat.fr/fileadmin/Fichiers/Images/opecst/auditions_publiques/OPECST_AP_biotechnologies_27oct2016pdf.pdf

Journal officiel des communautés européennes (2001). Directive 2001/18/CE du parlement européen et du conseil du 12 mars 2001 relative à la dissémination volontaire d’organismes génétiquement modifiés dans l’environnement et abrogeant la directive 90/220/CE du conseil. 38 pages. Disponible sur
http://eur-lex.europa.eu/resource.html?uri=cellar:303dd4fa-07a8-4d20-86a8-0baaf0518d22.0007.02/DOC_1&format=PDF

Haut conseil des biotechnologies (2016). Nouvelles techniques : New Plant Breeding Techniques. 107 pages. Disponible sur
http://www.hautconseildesbiotechnologies.fr/fr/system/files/file_fields/2016/03/30/cs_1.pdf

« OGM cachés »: la justice française ne tranche pas In lefigaro.fr. (2016, 3 octobre). Le Figaro avec agences. Disponible sur : http://www.lefigaro.fr/flash-eco/2016/10/03/97002-20161003FILWWW00296-ogm-caches-la-justice-francaise-ne-tranche-pas.php

Anstett M., Arnaud-Haond S., Blandin M., Boëte C., Bouchoux C., Bové J., Brèthes D., Chikhi L., Cormand D., Depaulis F., Després L., Dutech C., Gautier C., Gérard P., Gerber S., Goldringer I., Haudry A., Henry C., Jacquemart F., Jaud J., Labbé J., Lepage C., Mathé-Hubert H., Palka L., Papy F., Raymond M., Rivasi M., Séralini G., Spiroux de Vendômois J., Testart J., Veillerettte F., Vélot C., Volovitch M., Vriz S., Wintz M. (2017, 4 février) La Cour de Justice de l’Union européenne doit réglementer les « OGM cachés » In Mediapart, Le blog de l’appel de Poitiers. Disponible sur https://blogs.mediapart.fr/appel-de-poitiers/blog/020217/la-cour-de-justice-de-l-union-europeenne-doit-reglementer-les-ogm-caches

Le conseil d’état et la juridiction administrative. (2016, 3 octobre). Organismes obtenus par mutagénèse. Disponible sur : http://www.conseil-etat.fr/Actualites/Communiques/Organismes-obtenus-par-mutagenese

Paillé J. (2016 28 octobre) Manipulation du vivant : “Il nous manque un groupe international d’experts”. La Tribune . Disponible sur : http://www.latribune.fr/entreprises-finance/industrie/chimie-pharmacie/manipulation-du-genome-il-nous-manque-un-groupe-international-d-experts-611579.html