La neutralité du net est-elle économique ?

Si la neutralité du net peut sembler être un frein à une économie de marché adaptée à l’offre et la demande de l’internet, elle peut aussi être considérée comme une protection contre les monopoles économiques qui nécessairement limitent le pouvoir d’achat des consommateurs.

1.

Une compétitivité entre fournisseurs de contenu

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Avec la fin de la neutralité du net, les fournisseurs d’accès auront la possibilité de prioriser certains flux d’informations, comme par exemple le contenu de plateformes internet, en l’échange d’un certain prix. Les petites entreprises pourraient être très désavantagées par ceci, n’ayant pas les moyens de payer pour un accès favorisé à internet comme les grands groupes [1]. Cela pourrait être un frein à l’innovation et mettre fin à l’égalité des chances des entreprises sur internet.

"New firms with small capitalization (or those innovative firms that have not yet achieved a significant penetration and revenues) will very likely not be the winners of the prioritization auction."

De plus, la rapidité de transmission du contenu d’une plateforme à ses utilisateurs est un facteur très important de la réussite ou de l’échec de cette plateforme. Les fournisseurs d’accès à internet devenant, avec l’abrogation de la neutralité du net, les seuls décideurs de la vitesse d’échange de l’information, ils deviennent finalement aussi les seuls décideurs de l’évolution du marché des fournisseurs de contenu, comme expliqué par Nicholas Economides et Joacim Tåg dans leur analyse du marché de l’accès à internet avec ou sans neutralité du net [1] :

"If access providers choose to engage in identity-based discrimination, they can determine which of the firms in an industry sector on the other side of the network, say in search, will get priority and therefore win."

La concurrence non faussée sur internet semble d’autant plus menacée par la fin de la neutralité du net que certains fournisseurs d’accès internet possèdent aussi des plateformes de contenu internet, comme par exemple AT&T et son service de télévision en direct sur téléphone AT&T WatchTV. Les fournisseurs d’accès internet pourraient dans ce cas favoriser leur propres services ou leurs partenaires, ce qui désavantagerait considérablement tout concurrent potentiel, comme on peut l’apprendre dans L’Obs [2] :

"Les opérateurs télécoms américains (les Fournisseurs d'Accès à Internet [FAI] aux Etats-Unis) ont donc désormais le droit de discriminer ce qui circule sur leur réseau. Par exemple pour favoriser leurs partenaires commerciaux."

On peut cependant avancer qu’au contraire, il ne serait pas dans l’intérêt des fournisseurs d’accès internet de ralentir certains services : ils risqueraient alors de perdre un partie de leurs utilisateurs. Ces utilisateurs perdus deviennent alors des potentiels clients d’un concurrent, ce que les fournisseurs d’accès à Internet cherchent évidemment à éviter, comme le souligne un article de Brookings [3] :

"Network providers know that if they block access to a favored web site, their customers’ swift and sure response will be to take their business elsewhere."

Bien que cette remarque puisse sembler être une raison assez forte à elle seule pour dissuader les fournisseurs d’accès internet de favoriser certains fournisseurs de contenu au dépend d’autres, le Congrès américain a mis d’autres mesures en place allant dans ce sens. En effet, la FCC et la FTC ont le droit de sanctionner les fournisseurs d’accès internet qui bloqueraient délibérément le trafic de certains fournisseurs de service. La FCC a déjà appliqué ce droit en 2005, en infligeant une amende de $15,000 à un fournisseur d’accès internet, Madison River, qui avait bloqué des services offerts par une entreprise de télécommunications nommée Vonage [3].

Comment les FAI justifient-ils alors auprès du grand public et des politiciens le passage au flux à plusieurs vitesses ? Tout d’abord, les FAI peuvent mettre en avant d’être des entreprises du privé au sein d’un écosystème complexe et justifier quelques entraves à la neutralité du net par des décisions relevant de leur administration interne [9]. Le coût des infrastructures aussi justifie leurs droits de contrôle sur les flux. Mais ceci est plus amplement détaillé dans Garantir le financement des infrastructures et la qualité de service.

2.

Y a-t-il des gagnants et des perdants ?

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La position de certains acteurs peut en effet paraître ambiguë. Par exemple, les fournisseurs de contenu semblent être désavantagés au premier abord, parce qu’ils pourraient devoir payer plus cher pour que leur contenu reste accessible facilement par les abonnés de grands fournisseurs d’accès internet (pour plus de précisions sur ce point, se reporter à Une compétitivité entre fournisseurs de contenu). Mais le revenu de ces fournisseurs de contenu est majoritairement dû à la présence de publicité sur leurs sites. Ainsi, payer pour une meilleure qualité de service, c’est-à-dire payer pour que les utilisateurs aient un meilleur accès à leur plateforme, leur permettrait d’augmenter le nombre de visiteurs sur leur plateforme et donc d’augmenter le revenu dû aux publicités, comme expliqué dans [4].

"CSPs generate revenues predominantly by advertisements. The advertisement revenues increase with the number of users of a service. Therefore, the revenues of CSPs are obviously somehow related to the value and the performance of the content or the services."

Les fournisseurs de contenu ont donc tout intérêt à améliorer la qualité de l’expérience du consommateur lors de la visite du site, qui est en partie influencée par la qualité de service fournie par le fournisseur d’accès à internet.

De même, une doctorante du centre Georg Simmel travaillant sur les militants de l’internet nous a fait part du fait que les associations militantes en France pour la neutralité du net avaient pu bénéficier de la fin de la neutralité du net aux États-Unis, car le débat qui s’en était suivi avait fait croître l’attention portée sur le sujet par le grand public : 

"Une atteinte à la neutralité du net peut être une bonne nouvelle car cela fait comprendre que la neutralité existe et permet d’attirer l’attention sur le sujet."

Cependant, il apparaît de façon presque certaine que les fournisseurs d’accès internet seront avantagés par la fin de la neutralité du net. Cela est démontré par l’analyse du marché de l’accès à internet proposé par Nicholas Economides et Joacim Tåg dans [1]. La possibilité de différencier les tarifs pour différents services leur permettra d’une part de réduire l’utilisation de leurs infrastructures, par exemple en proposant des abonnements limitant l’accès des utilisateurs à certaines plateformes, et d’augmenter leurs revenus en diversifiant les offres et en proposant des tarifs plus élevés pour un accès plus complet.

3.

Garantir le financement des infrastructures et la qualité de service

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Les fournisseurs d’accès internet se plaignent d’avoir investi beaucoup dans les infrastructures permettant la transmission de données sur internet sans pour autant avoir de retour sur cet investissement avec les abonnements des utilisateurs, que ceux-ci ne payent souvent pas assez par rapport à l’usage qu’ils en font. Le patron d’AT&T Ed Whitacre s’était exprimé sur le sujet en 2005, comme relayé dans [2] :

"Now what they would like to do is use my pipes free, but I ain’t going to let them do that because we have spent this capital and we have to have a return on it."

Les « pipes » font ici référence aux infrastructures mises en place pour faire circuler les informations échangées par les utilisateurs sur internet. Ce point de vue est soutenu par Louis Pouzin dans son interview croisée avec Vinton Cerf [7].

"[Pour avoir égalité complète], il faudrait que ça soit surdimensionné d’une manière considérable et excessive et donc peu économique, et du même coup ce serait aussi utilisé de manière abusive par les utilisateurs qui n’ont pas vraiment besoin de hautes performances mais qui considèrent que puisque c’est gratuit, il faut en profiter."

Quand nous lui avons parlé du sujet lors d’un entretien, un ancien membre de la convention HADOPI a reconnu que ces plaintes étaient justifiées, et que ces éléments mettaient en péril le modèle économique des fournisseurs d’accès internet [4]. Cependant, il a aussi émis l’idée que ce secteur n’est pas le premier à se retrouver face à ce problème, auquel les opérateurs télécom ont par exemple déjà été confrontés. Benjamin Bayart a fait remarquer dans sa conférence [10] que les fournisseurs d’accès investissent essentiellement dans les infrastructures, et que les utilisateurs finissent par les rembourser intégralement, même au-delà, avec les abonnements au débit.

"[Ça] a coûté 400 euros de tirer le câble pour amener le réseau, ben on paye 400 euros de frais de construction [...]. Sur Internet dans le prix de la bande passante, entre le prix vraiment d'échange entre très gros opérateurs internationaux et le prix de vente au détail chez les tout petits opérateurs il y a un facteur 35-40-50."
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Bibliographie

[1] Economides, Nicholas et Tåg, Joacim. Network neutrality on the Internet : A two-sided market analysis. Information Economics and Policy, 2012. Voir ici.

[2] Noisette, Thierry. Fin de la neutralité du Net : « La marchandise, c’est l’internaute”. L’Obs, 15 décembre 2017. Voir ici.

[3] Hahn, Robert et Litan, Robert. Competition and Antitrust Law Can Protect The Internet. Brookings, 3 octobre 2006. Voir ici.

[4] Krämer, Jan  et Wiewiorra, Lukas et Weinhardt, Christof. Net neutrality : A progress report. Telecommunications Policy, 24 octobre 2013. Voir ici.

[5] Entretien réalisé le 8 avril 2019 avec une doctorante du centre Georg Simmel.

[6] Assemblée Nationale. Rapport d’information sur la neutralité de l’internet et des réseaux. 13 avril 2011. Voir ici.

[7] ARCEP. Cycle de 5 vidéos: Interviews croisées de Vinton CERF, et de Louis POUZIN, pionniers de l’internet – vidéo 2/5 : la net neutralité (12 septembre 2014). 12 septembre 2014. Voir ici.

[8] Entretien réalisé le 4 avril 2019 avec un ancien membre de la convention HADOPI.

[9] Entretien réalisé le 18 avril 2019 avec une chargée de recherche au CNRS pour l’Institut des sciences de la communication.

[10] Geek de Geek. Internet libre ou Minitel 2.0 ? Benjamin Bayart. 13 juillet 2007. Voir ici.

La neutralité du net

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