Entretien intégral Thomas Parisot

Lors de la journée à Ivry, vous avez dit que l’open access était un mot-valise. Qu’est-ce que signifie donc pour vous le terme Open Access ? 

Cairn est un acteur qui a la particularité d’être à la jonction du monde des bibliothèques et de celui de l’édition, avec donc une position privilégiée pour observer les d’évolutions en cours dans ces secteurs. Concernant l’Open Access, il est apparu progressivement que ce terme pouvait être employé de façon très différente par des bibliothécaires (qui voient souvent dans l’OA une source potentielle d’économie et un outil d’équilibrage de leurs rapports de force avec les grands groupes éditoriaux), des grands éditeurs (qui l’entendent désormais comme une inversion en cours de leur marché, des lecteurs vers les auteurs, et comme source de nouvelles concurrences, comme celle des réseaux sociaux scientifiques), des chercheurs (qui y voient un idéal égalitaire louable ainsi qu’un levier supplémentaire pour donner à leur propre production le maximum d’audience possible) ou encore des décideurs politiques en la matière (qui y voient un juste retour sur investissement de l’argent public investi dans la recherche et un levier pour la transfert du savoir universitaire dans l’économie réelle).

Au-delà même de ces différences d’approche, les registres argumentatifs développés par mes promoteurs d’OA mêlent généralement des notions d’égalité d’accès (entre pays du nord et du sud, région du centre ou de la périphérie, simples citoyens et universitaires confirmés, etc.), d’efficience (la publication scientifique coûterait globalement trop cher, ne serait pas assez rapide, pas assez efficace pour faire connaitre les travaux, le système de relecture par les pairs  est truffé de biais et d’aberration, etc.), de rapport entre privé et public au sein de l’université (l’université devrait rester autonome et indépendante pour organiser la grande conversation scientifique) ou encore d’inadéquation du système actuel avec le numérique (incompatibilité du droit d’auteur avec les pratiques de partage, versions multiples des documents, montée en puissance des échanges directs via les réseaux sociaux et les plateformes peer-to-peer, etc.).

Sans prétendre que ces revendications n’ont pas de fondement ou qu’elles ne mériteraient pas chacune d’être approfondies et discutées, leur agrégation autour du seul concept d’Open Access nous semble source d’amalgame, de généralisation, de confusion et parfois de contre-vérités.

Et du coup comment s’inscrit Cairn dans l’open access ? C’est plusieurs éditeurs qui se sont mis ensemble en SHS et du coup y a-t-il véritablement une voie suivie par Cairn ? 

Dans le contexte relativement confus que je décrivais très rapidement, face à la complexité d’une remise en cause de plus en plus profonde du système de publication et de diffusion de la science, parallèlement à la détérioration de plus en plus sensible du marché de l’édition de savoir de langue française, une petite structure comme la notre, dont les promoteurs sont aussi bien des acteurs privés que publics, essaye tout simplement de rechercher des équilibres. Depuis son démarrage, l’ambition qui sous-tend Cairn est de faire du numérique un outil d’amélioration de la diffusion, de la qualité, de la visibilité et la diversité des publications de sciences humaines de langue française. Tout modèle qui va dans ce sens nous convient ; nous n’avons pas de religion en la matière ni, aujourd’hui, de convictions fondamentales sur ce que sera l’édition de savoir de demain (ni même sur le fait que cette activité perdurera ou non dans un environnement profondément remodelé par le numérique).

Défendre la capacité à écrire, lire et penser les sciences humaines et sociales dans d’autres langues que l’anglais, ce qui est loin d’être évident aujourd’hui et loin d’être neutre pour l’avenir de ces disciplines ; maintenir la richesse des publications, leur nombre mais surtout leur qualité, ainsi que le lien qu’elles contribuent à créer entre l’université et la société ; construire un environnement propice à la créativité intellectuelle et garantissant l’indépendance de la pensée ; ce sont aussi là des enjeux qui nous semblent devoir guider la réflexion sur les évolutions induites par le numérique et être mis en balance avec la question de la gratuité.

La gratuité pour le lecteur est-elle cette panacée que certains appellent actuellement de leurs voeux, quitte à en payer le prix fort ? Si l’objectif est de développer la visibilité, le fait de mettre un texte en accès gratuit sur internet suffit-il, ou sont-ce toute une série de travaux pour lesquels l’investissement d’acteurs est nécessaire qui vont pouvoir aider à mettre en contact connaissances et lecteurs ? La qualité des conditions de diffusion des contenus, le référencement  de ceux-ci, la sérendipité opérée par les moteurs de suggestion, la qualité linguistique de métadonnées en anglais pour les publics non-francophones, l’adaptation aux environnements de lecture qui se multiplient ne contiennent-ils pas une partie de la réponse aux questions qui sont posées à travers le mot-valise d’Open Access ?

C’est en ce sens que Cairn tente de prendre un peu de distance avec la seule question de la gratuité (tout en la pratiquant très largement à travers le principe de « barrière mobile » que nous prônons, en diffusant plus de 80.000 articles de revues gratuitement sur www.cairn.info), et de faire évoluer ses modèles pour plus de visibilité et plus de qualité.

Est-ce que l’on peut revenir en pratique sur comment cela se passe ? On a rencontré un chercheur qui avait donné son texte à une revue pour le publier sous format papier mais il n’était au courant que la revue avait un partenariat avec vous, ce qui a amené à la publication de son texte sur internet. Qui a la responsabilité de lui dire et de demander son autorisation ? C’est la revue ou vous qui devez remonter la chaîne jusqu’au chercheur ? 

C’est une question d’ordre juridique un peu longue à expliquer, qui est parfois évoquée dans le cadre des débats sur l’Open Access mais qui n’y est pas directement liée. Encore une illustration  de la pluralité des débats que cache cette notion ! Dans le monde du livre, l’image qui est souvent utilisée est celle d’une chaîne. Il est en fait ici question d’une transmission progressive de droit entre les maillons de cette chaîne, qui parfois se brise mais qui globalement garantit à chacun que les choses se passent de façon fluide et respectueuse. Dans le cas des revues en sciences humaines, comment cela se passe ? Le chercheur soumet un article à une revue, donc exprime (au regard du droit) une intention d’être diffusé dans cette revue. Cet article est publié, par exemple uniquement sous format papier, si la revue n’a pas développé à l’époque de politique de diffusion numérique (sachant qu’aujourd’hui la plupart des titres sont engagés dans une politique de double diffusion et informent leurs auteurs en conséquence). Cairn signe un accord garantissant la disponibilité des droits avec la structure éditoriale qui porte la revue (qu’elle soit publique ou privée, cela ne change rien), qui est elle-même lié contractuellement avec la revue par un accord lui garantissant également cette disponibilité, droits qu’elle a elle-même reçu de façon tacite ou explicite (via un contrat) des auteurs. Pour la bonne forme et afin de s’assurer que la diffusion cette fois numérique de la publication ne gêne pas son auteur, Cairn, la structure éditoriale et la revue entreprennent généralement en complément une démarche d’information des auteurs, leur proposant de signaler tout problème quant à ce processus (auquel cas les contributions des auteurs ne souhaitant pas être diffusés numériquement sont immédiatement retirées).

Du coup ce serait plutôt à la revue de tenir au courant le chercheur ? 

Oui, la revue ou souvent la structure éditoriale qui porte cette revue. A noter bien sûr que pour tout auteur qui ferait part à Cairn de son refus à se voir diffuser numériquement, ses contributions sont immédiatement retirées de notre service. Cela arrive rarement mais certains cas peuvent particulièrement délicat, comme par exemple les contributions en psychologie qui décrivent le cas de patients susceptibles de se reconnaitre dans le cadre d’une diffusion large comme celle qu’effectue Cairn (a fortiori si l’article est en accès gratuit d’ailleurs). Mais je le répète, dans ce cas l’article signalé est immédiatement retiré de notre plateforme.

Selon les revues, vous avez des périodes payantes différentes. Comment ces périodes sont-elles négociées ? 

Cairn propose en effet à l’ensemble des structures éditoriales avec lesquelles nous travaillons de déterminer – en fonction de leurs contraintes économiques, juridiques ou autre – une période d’exploitation commerciale limitée dans le temps, appelée « Barrière mobile ». Cette barrière mobile est aujourd’hui de 3 ans en moyenne, durée au-delà de laquelle un éditeur ou un comité de rédaction permet donc la consultation gratuite des numéros proposés sur Cairn.info.

La période durant laquelle la revue est commercialisée permet le financement de l’ensemble des activités d’édition, de valorisation, de communication et éventuellement de traduction liées à un fonctionnement du titre dans de bonnes conditions. On retrouve ici l’idée de qualité, qui ne peut être envisagée sans moyens pour mettre en oeuvre des dispositifs efficaces à ce niveau, moyens humains et/ou financiers qui sont de moins en moins mis à la disposition des revues par les institutions publiques. A noter par ailleurs que le fait de diffuser à titre gratuit les archives des revues, selon le principe évoqué ci-dessus, a une valeur toute particulière en sciences humaines et sociales, où la durée de vie des publications est généralement beaucoup plus longue qu’elle ne l’est dans certaines sciences dures, ou dans les sciences du vivant, exemple souvent cité concernant la rapidité d’obsolescence des résultats scientifiques publiés.

Comment est réparti l’argent récupéré sur cette période ?

C’est un système assez classique de collecte puis de répartition de droits. Cairn effectue un travail de commercialisation, notamment auprès des près de 800 bibliothèques avec lesquelles nous travaillons, ou via la vente à l’unité d’articles ou de numéros de revues auprès des particuliers. Le chiffre d’affaires ainsi généré est ensuite réparti entre Cairn d’une part, qui perçoit une commission permettant le financement de ses activités, et les structures éditoriales d’autre part. Pour les ventes d’articles ou de numéros auprès des particuliers, les revenus versés sont directement fléchés vers les structures éditoriales concernées. Pour les ventes d’abonnement aux bibliothèques, la « part éditeurs » est répartie entre chacun selon deux canaux : 30 % au titre de la présence dans notre offre (opérant là une forme de solidarité entre les titres que nous « agrégeons ») et 70 % en fonction des consultations observées au sein des institutions clientes de notre service (reflétant plutôt là la principe assez normal qu’une revue générant un intérêt plus fort qu’une autre, étant plus régulière et plus suivi epar les usagers des bibliothèques clientes de notre service, soient plus fortement rémunérées).

Est-ce que du coup au niveau de ces périodes, vous avez vu un changement au moment où les directives européennes ont été passées avec les périodes d’embargo différentes ?

Le modèle de Cairn que nous évoquions invite donc chaque revue / chaque éditeur (qu’il soit privé, public ou associatif) à fixer une durée d’exploitation commerciale qui lui paraisse raisonnable, d’après les critères et ses besoins, notamment en vue de garantir une édition et une diffusion de qualité. La Commission Européenne, qui souhaite donc voir imposer une durée maximale d’un an pour cette période d’exploitation (d’après des analyses ou des données qui n’ont, à ma connaissance, pas été rendues publiques), n’a pour l’instant émis que des recommandations à ce niveau. Charge donc à chaque état de considérer dans quelle mesure il lui semble possible de s’aligner ou d’adapter ces recommandations, réflexion qui est actuellement en cours en France. Notre point de vue dans ce débat est que quand la Commission Européenne a pris cette décision, elle avait de toute évidence en tête les politiques commerciales des grands groupes éditoriaux, qui eux ne diffusent généralement aucune partie de leur collection en accès gratuit et vendent l’ensemble des collections qu’ils ont édité (en constituant d’ailleurs à ce niveau des produits d’archives que les bibliothèques rachètent au prix fort) et certainement pas des politiques commerciales comme celle prônée par Cairn, pour tenter justement de trouver des équilibres raisonnables entre nécessité de financer une édition de savoir de qualité et contraintes financières de plus en plus fortes dans l’enseignement supérieur et de la recherche, les éditeurs partenaires de notre projet faisant déjà l’effort de diffuser 50, 60 parfois 80% de la collection qu’ils ont éditée en accès gratuit. Elle avait par ailleurs sans doute plus en tête des discours comme ceux du CERN par exemple, décrivant les pratiques qui sont celles des chercheurs en physique fondamentale, où l’échange extrêmement rapide de papier de recherche à peine rédigés, la mise à disposition immédiate des résultats de l’accélérateur de particules situé à Genève (qui a dû bénéficier j’imagine de financements européens très très importants), la contre-expertise en temps réels des propositions faites à cette communauté scientifique, est apparemment la règle (je ne connais personnellement pas bien ces domaines).

En sciences humaines, ce que la Commission Européenne ne prend à notre avis pas assez en compte, les choses fonctionnent vraiment très différemment. Prenons l’exemple d’un article en archéologie paru dans un numéro de revue il y a cinq ans, faisant état de fouilles menées en Syrie, avant le conflit qui a récemment dévasté ce pays donc. L’intérêt que peut susciter cette publication n’a finalement pas grand chose à voir avec la date à laquelle il a été publié et la règle d’airain dont la Commission Européenne s’est désormais fait un credo générique, « toute publication scientifique doit être gratuitement disponible au plus tard 12 mois après sa publication », est de notre point de vue grandement contestable, du moins si l’on se place dans la perspective de vouloir préserver un secteur éditorial dans ce domaine. Autre exemple, disons la philosophie. Si l’on se place du point de vue du lecteur, comment comprendre qu’un article publié par Etienne Balibar soit en accès gratuit, parce que publié en revue et signé en tant qu’universitaire, et qu’il faille acheter ses ouvrages édités par les PUF ? Est-ce d’ailleurs plus compréhensible du point de l’auteur ? Ne risque-t-on pas soit de balkaniser le secteur de l’édition universitaire, soit de participer au délitement d’une édition exigeante mais plus tournée vers le grand public motivé par ces travaux ?

Il nous semble enfin que ces interrogations sont particulièrement prégnantes pour l’édition européenne de langue non-anglaise, pour laquelle la dépendance vis à vis des politiques européennes est forte, beaucoup plus forte en tout cas que ce que l’on peut imposer à des acteurs mondialisé comme les grands groupes éditoriaux, et dont la fragilité économique est déjà assez inquiétante pour la diversité et la qualité de la publication de savoir.

Est-ce que ces directives ont déjà un effet pratique. Y a t-il un suivi, des peines ?

Pas de peine mais des discussions à ce stade, parfois houleuses mais de plus en plus étayées, complexes (parce que cette question l’est, il faut bien le dire), et distinguant désormais de plus en plus la situation des différentes disciplines et zones géographiques, ce que nous appelions de nos voeux. C’est quand même très différent de parler d’un petit éditeur associatif dont la vie économique est extrêmement fragile, et d’un grand groupe côté en bourse, qui a d’autres logiques et d’autres contraintes. Et le débat s’étend de notre point de vue. Les questions qu’englobent le débat sur l’Open Access interrogent bien d’autres acteurs que les éditeurs : les bibliothèques, mais aussi les auteurs, les libraires, les institutions de recherche, etc.

Sur cette question de l’impact de ces choix politiques, on peut évoquer dans notre cas un élément qui est à la fois une faiblesse et une chance : le très faible financement dont bénéficie les sciences humaines et sociales, comparativement aux sciences dures et aux sciences du vivant tout du moins. Un des leviers utilisé par les pouvoirs publics est de conditionner l’obtention de financement de recherche à la diffusion en accès gratuit, notamment dans le cadre des appels à projets européens ou nationaux, pour les pays qui fonctionnent fortement sur ce schéma comme au Royaume-Uni par exemple. Aujourd’hui les sciences humaines bénéficient très peu de ce type de financement, qui va en énorme majorité à des projets dans le domaine de la médecine, de la physique, des sciences et techniques, ou des grands projets d’études quantitatives. Le lien que les politiques souhaitent mettre en oeuvre et le terrain de la recherche est donc relativement indirect dans nos domaines, plaçant les chercheurs (à la fois lecteur et auteurs de l’édition de savoir) au coeur des choix qui seront fait ces prochaines années. L’appropriation par les communautés de recherche en sciences humaines et sociales de ces enjeux, leur droit d’une certaine façon à l’autodétermination pour leur domaine, est un point qui nous semble aujourd’hui essentiel.

Vous êtes en dialogue avec des acteurs européens ? Avez-vous un avis à donner ou plus précisément pouvez-vous donner votre avis ?

Il faut bien comprendre que pour une PME comme Cairn ou les éditeurs de taille nationale avec lesquels nous travaillons, l’énergie et le temps nécessaire pour faire entendre un point de vue auprès des instances européennes est une véritable barrière à l’entrée. Il y a là un biais énorme à la représentativité des poins de vue qui peuvent parvenir à la Commission Européenne (phénomène j’imagine commun à de nombreux dossiers qu’elle a à traiter), où le poids des positions des grands groupes industriels organisés et bien armés pour faire entendre leur arguments d’une part, et celui des positions des militants d’un mouvements aux motivations multiples d’autre part, dépasse de beaucoup celui que peu avoir une position médiane comme celle que nous essayons de défendre, portée par des petits acteurs, qui fait appel à une connaissance assez fine des spécificités nationales et sectorielles, etc. Les associations professionnelles aident en partie à contourner cette difficulté mais se pose alors le problème de leur propre fonctionnement et des nécessaires compromis qu’elles doivent effectuer pour adopter des positions représentatives de leurs différentes composantes.

Si le dialogue avec l’Europe n’a de toute évidence pas pu être établi, la transposition de ce débat à une échelle nationale pose les choses différemment. Les spécificités du paysage éditorial français étant plus largement partagée, l’importance relative des sciences humaines et sociales de langue non anglaise étant plus forte à cette échelle plus réduite, la difficulté à mettre en oeuvre les principes théoriques évoqués par l’Europe, tout ceci conduit à segmenter le débat et à examiner les faits à une échelle plus raisonnable. C’est ainsi que les pouvoirs publics français ont engagé une étude sur l’impact des politiques envisageables sur cette question, dans le domaine des sciences humaines et sociales. Sujet compliqué qu’un groupe d’expert étudie actuellement.

Quelles sont véritablement les spécificités des sciences humaines et sociales par rapport aux sciences dures ? En effet à la journée d’Ivry, vous avez souligné la difficulté d’établir une frontière scientifique et comment Cairn fait pour décider de la scientificité d’un article ?

Notre conviction, depuis le début de notre projet, est que, dans nos domaines, il n’est pas forcément souhaitable de vouloir segmenter ce qui est scientifique de ce qui ne l’est pas. C’est vrai que ce discours passe très mal à une époque où l’on aime évaluer et classer, mais il faut bien comprendre que si les choses sont parfois complexes et ambiguës, cela a souvent des raisons. Un historien peut avoir plusieurs vies, plusieurs moments, plusieurs casquettes qui vont participer à en faire quelqu’un de dense et d’intéressant. A une époque où l’on s’accorde pour reconnaitre les métisses de l’interdisciplinarité, de la sérendipité, de la créativité décuplée par l’ »indiscipline » des travaux de recherche, simplifier en classant serait aussi réduire des sciences  non expérimentales comme les sciences humaines, voire les faire peu à peu disparaitre, à mesure qu’elles s’aligneraient sur les sciences dites « dures ».

Il y a toute une série de domaines qu’il nous est donné d’observer où c’est assez net, et mon exemple de l’histoire n’est pas forcément le meilleur. Un psychologue par exemple, va avoir toute une partie de son activité dans le domaine professionnel, qui va nourrir sa réflexion à travers une activité privée qui n’est pas l’université, par exemple dans un centre hospitalier ou en tant que psychanalyste. À coté de cela, il va donner des cours à la faculté, ce qui est aussi une autre forme d’enrichissement puisque par rapport à ce que je vois au quotidien, cela apporte  une dimension théorique qui enrichit ses travaux. À coté de cela, la sédimentation de ces expériences peut donner lieu à un ouvrage qu’il va confier à un éditeur qui va lui donner l’opportunité de sortir du cercles de ses collègues / de sa communauté scientifique, pour tenter d’exprimer son approche plus largement et participer souvent à des enjeux qui agitent la société (la fin de vie par exemple, les nouvelles familles, la place des enfants dans les couples homosexuels, etc.). Les exemples ne manquent pas sur cette interpénétration entre les sciences dites humaines et les sociétés avec lesquelles elles sont en prise : Races et histoire par exemple, chef d’oeuvre de vulgarisation de Claude Lévi-Strauss et succès éditorial notable, est-il un ouvrage scientifique ? Ses collègues anthropologues de l’époque auraient certainement répondu que non mais que dire maintenant de l’importance de ce travail pour l’anthropologie ? Une grande partie des éditeurs en sciences humaines revendique cette péréquation entre ouvrages de recherche et essais à destination du grand public motivé. Alors même que l’Open Access revendique l’ambition de rendre la science plus accessible à tous, faire disparaitre ce mécanisme complexe mais vertueux de méditation serait un paradoxe tout à fait regrettable.

Vous avez des individuels qui vous demandent de publier leurs articles ou ça passe toujours par des revues en fait ? 

Beaucoup vous dirons aujourd’hui que ceux qui gagnent à l’époque d’internet, sont ceux qui « désintermédient », qui remettent en cause les différents intermédiaires économiques et sociaux qui ont pu se développer à une époque où le numérique n’avait pas la place qu’il a aujourd’hui dans la vie de beaucoup de gens. Le cas récent d’Uber pour les chauffeurs privés, qui a récemment défrayé la chronique, est emblématique (même si beaucoup d’autres pourraient être cités).

Bizarrement, mais c’est aussi ici affaire de conviction et non pas simplement d’intérêt, Cairn a depuis sa création l’ambition de conserver la dimension positive  de la médiation qu’opèrent les éditeurs et les bibliothèques dans l’environnement numérique. Pas de recette miracle bien sûr, mais un tâtonnement conscient (autant que possible) et prudent pour avancer en ce sens, et une attention très forte à respecter les différents acteurs qui contribuent à la qualité des publications (au premier rang desquels les revues elles-mêmes bien sûr). Cairn, qui n’est ni un éditeur, ni une méga-revue, ni une bibliothèque d’ailleurs, ne publie donc jamais directement d’auteurs.

Du coup j’ai juste une dernière question, on vous a entendu nous dire qu’il y avait un passage de l’économie de rente à l’économie de l’attention, je voulais savoir ce que vous entendiez par économie de l’attention ? 

Le concept d’économie de l’attention est de plus en plus largement évoqué pour parler de l’économie du numérique, y compris dans le débat qui nous occupe ici, car il est, c’est vrai, très intéressant pour comprendre certains enjeux des phénomènes actuellement en cours. En un mot, on pourrait le résumer par le fait que dans un contexte d’information abondante, ce qui est rare est désormais l’attention que l’on peut y porter.

Dans le contexte du débat que nous évoquons ici, l’attention dont il est question est celle des chercheurs, professionnels et autres lecteurs de sciences et les champions de la captation de cette attention sont de moins en moins les bibliothèques et les éditeurs, mais des acteurs tiers qui peuvent venir d’horizons très variés. On entend par exemple régulièrement qu’aujourd’hui les publications dites traditionnelles sont autant concurrencée par les blogs, que les réseaux sociaux, qu’Angry Birds ou les alertes reçues de Vente Privée, etc. C’est cela l’économie de l’attention : l’environnement concurrentiel se brouille pour tous et remet en cause le positionnement de chacun, qu’il soit une structure privée ou publique, qu’il développe un modèle économique perçu comme gratuit ou payant.

Cela rejoint les points que nous évoquions précédemment mais est ce être visible que d’être gratuitement accessible en page 4 de Google ? Est-ce être accessible que de ne pas proposer un outil de lecture compatible avec les différents terminaux de lecture qui ne cessent d’augmenter et de se diversifier ? La principale barrière d’un chercheur nigérian pour l’accès à ce qui se publie dans les revues de langue française n’est-elle pas linguistique ? C’est toutes ces questions qui nous semblent aussi devoir être prises en compte dans la réflexion actuelle.

Et vous du coup techniquement en fait, quels sont les outils qui sont proposés par Cairn pour que justement ce soit vraiment visible pour le chercheur ? Parce qu’on avait vu une conférence sur la bibliométrie qui nous avait dit qu’en SHS ce n’est pas vraiment pertinent, que les outils se basaient sur 2 ans et que du coup c’était pas assez pour les ouvrages.

A son échelle, Cairn essaye d’avancer dans différente directions qui nous semblent intéressantes pour répondre aux questions évoquées ci-dessus. Concernant la bibliométrie que vous évoquez, les publications de sciences humaines et sociales se heurtent là aussi à des rigidités et des inadéquations avec la logique de classement qu’opèrent les outils dans ce domaine.

Une première : l’importance des ouvrages pour certaines disciplines comme l’histoire par exemple. Ne considérer que les articles de revues que les savants calculs de citations qu’opèrent ces outils (citations d’ailleurs beaucoup plus difficiles à identifier dans les sciences humaines que dans les sciences dures, où les pratiques sont beaucoup plus strictes à ce niveau), c’est exclure de fait tous les travaux de recherche qui s’expriment dans les ouvrages que font paraitre les historiens, les encyclopédies, les dictionnaires, etc. Même dans l’hypothèse où les ouvrages de sciences humaines seraient très largement intégrés aux outils bibliométriques (si tant est qu’on puisse isoler cette catégorie de publications, exercice difficile comme nous l’évoquions), les comptabiliser au même titre que les articles de revue reviendrait à nier l’investissement très important dont ils font généralement l’objet, forcément au détriment d’autres activités de publication.

Une deuxième : la langue anglaise est bien sûr dominante là aussi, excluant généralement du périmètre de la réflexion, ou pénalisant, les espaces de publications non-anglophones. A ce niveau, concernant les enjeux linguistiques que j’ai évoqués plusieurs fois, je voudrais signaler une initiative que nous avons pris avec le soutien du Centre National du Livre, qui est l’élaboration d’un projet d’internationalisation des revues SHS de langue française à trois niveaux : la constitution d’une interface en anglais pensée spécifiquement pour les publics non acculturés au paysage des sciences humaines françaises, l’amélioration de la qualité des résumés d’articles en anglais (souvent insatisfaisante pour les titres de langue française), et la traduction de sélections d’articles, visant à constituer des points d’accroche et d’entrée pour les chercheurs non-francophones. Nous verrons comment les choses fonctionnent à ce niveau mais il nous semble qu’il y a sur ces sujets un enjeu très important pour tout l’écosystème (auteur, revue, éditeur, universités, etc.).

Sur les actions engagées par Cairn, nous oeuvrons également à la fluidification des échanges techniques qui nourrissent ces outils bibliométriques, pour aider en tout cas autant que possible à l’intégration des publications de sciences humaines de langue française lorsqu’elle est souhaitée.

Par rapport aux services freemium, parce qu’on a eu un entretien avec une personne d’Open édition qui pensait qu’il fallait fournir un maximum de choses gratuitement du moins au début parce que de toute façon la visibilité est éradiquée ? 

Cela me semble rejoindre en bonne partie, pour ce que j’en comprends, l’analyse que nous faisons d’un nécessaire mix entre gratuité (source de visibilité, même si ce n’en est pas, loin de là, la seule composante) et nécessité d’un modèle économique, comme a pu l’annoncer il y a déjà quelques temps déjà, Revues.org devenu Open Edition. Aujourd’hui sur Cairn.info, de part l’application du principe de la barrière mobile que j’évoquais ci-dessus, près des deux tiers des articles de revues que nous diffusons sont en accès gratuit. Si Cairn dépasse désormais 1,5 million de visiteurs uniques par mois et que notre petite équipe reçoit chaque jour des sollicitations de bibliothèques un peu partout dans le monde qui s’intéressent aux publications que nous diffusons et voudraient en complément pouvoir accéder au dernier tiers de contenu proposé en accès conditionnel, c’est bien grâce à une forme d’équilibre que chacun doit savoir estimer raisonnablement. Le modèle Open Edition Freemium que vous évoquez recherche aussi certainement un équilibre raisonnable, même si la piste qu’il explore jusqu’à maintenant est celle-ci des services à valeur ajoutée pour les bibliothèques, dans une optique de viabilité de sa structure et de celles avec qui il est en partenariat, d’autonomie de son action dans un contexte de baisse généralisée de l’intervention publique, et de qualité. Nous ne sommes pas de ce point de vue si différents.

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