Un problème de seuils

Les seuils : instruments réglementaires

Comme on le voit dans le décryptage des textes de la littérature grise, certains chiffres font leur apparition. “50 mg/L”, “170 kg/Ha”, autant de valeurs fixées qui sont là, avant tout, pour répondre à un problème : poser une limite, afin de réglementer.
A l’échelle réglementaire, l’usage du seuil semble en effet inévitable. Au-delà de toutes les considérations économiques, scientifiques, technologique, il faut à la fin arbitrer : “à partir de combien l’eau est trop polluée ?”. Le seuil se présente alors comme la synthèse politique des dimensions du problème. Mais voilà la question vient légitimement : pourquoi de tels seuils mais pas d’autres ? Pourquoi 50 mg/L et non 49 ou encore 51 ?

50 mg/L : la limite pour une eau potable ?

Le lecteur aura peut être déjà entendu parler de ce chiffre de “50 mg/L”. Si, d’après la directive Nitrates et toutes les directives européennes sous-jacentes, il fixe la limite de la teneur en nitrate pour les eaux souterraines et de surface, d’où vient-il vraiment ?

Au départ, la mise en place de ce seuil venait bien de la volonté de traiter un cas de santé publique : celui de la méthémoglobinémie, ou “maladie bleue du nourrisson”. En effet, le pédiatre américain Hunter Comly, de l’Université d’Etat de l’Iowa avait publié en 1945 une étude dans laquelle il faisait le lien entre méthémoglobinémie et contamination des eaux par les nitrates[1]. Dans son étude, il comprenait l’origine de la méthémoglobinémie comme la conversion des nitrates en nitrites dans l’intestin par suite d’une action bactérienne.

D’après l’UNIFA, qui revient sur ces prémices dans la “Lettre de l’Unifa” d’octobre 2000, le pédiatre avait limité de façon arbitraire son recensement aux cas correspondant à des puits dont les eaux dépassaient, par litre d’eau, 10 mg d’azote provenant des nitrates (soit 44 mg de nitrates/l)”[2]. Effectivement, c’était sans formalité que le pédiatre avançait : “Although no definite statement can be made, it would seem advisable to recommend that well water used in infant feeding possess a nitrate content no higher than 10, or at most, 20 parts per million.” Ce qui représente, 44,3 mh de nitrate NO3- par litre.

C’est pourtant la référence sur laquelle s’est par la suite appuyée l’Organisation Mondiale de la Santé.

Si la maladie bleue du nourrisson est la raison pour laquelle on a mis en place un tel seuil, celle-ci n’aurait, selon l’Unifa, plus de sens aujourd’hui. Selon Philippe Éveillard, que nous avons interrogé à ce sujet : “Le problème là était mal pris au départ, et la norme par rapport à ce risque ne vaut pas grand chose. Il faut interroger les spécialistes, les médecins, les nutritionnistes, ils sont sans doute assez convaincus de ça.”

En effet, les travaux de Comly ont été a l’origine d’un certain fourvoiement scientifique, du fait qu’il avait raisonné avec les connaissances de l’époque, et que certaines notions ne furent connues que vingt ou trente ans plus tard, notamment la nécessité d’une très forte présence bactérienne (de l’ordre 1 à 10 millions de germes par millilitre) pour conduire à la transformation des nitrates en nitrites. Aussi c’est pourquoi Philippe Éveillard avance :

“De fait, cette maladie n’existe plus en Europe, il n’y a plus aucun cas depuis plusieurs dizaines d’années puisqu’on a une hygiène maintenant, pour l’eau des nourrissons, qui fait que même s’il y a un peu de nitrates dans leur peau d’épinards (puisqu’il y en a toujours !), ça ne pose aucun problème !”

La norme par rapport à ce risque (la méthémoglobinémie) ne vaut pas grand chose
Philippe Eveillard

De la surface potentiellement épandable à la surface agricole utile : changer le plafond, sans changer le seuil !

Au point de navigation “épandre et réglementer”, le lecteur aura pu en apprendre à propos de la norme formulée par la Directive Nitrates concernant l’épandage de l’azote organique d’origine animale. Citons l’annexe 5 de la dite Directive : “Ces mesures assurent que, pour chaque exploitation ou élevage, la quantité d’effluents d’élevage épandue annuellement, y compris par les animaux eux-mêmes, ne dépasse pas une quantité donnée par hectare. Cette quantité donnée par hectare correspond à la quantité d’effluents contenant 170 kilogrammes d’azote. »

Par hectare de toute l’exploitation agricole ? Justement, non. Il faut savoir que l’on différencie “surface potentiellement épandable (SPE)” et “surface agricole utile (SAU)”. Dans une exploitation agricole, toute la surface de l’exploitation n’est pas propice à recevoir un épandage d’engrais; et plus particulière d’effluents d’élevage. C’est typiquement le cas si la surface concernée se situe à moins de 35 mètres des cours d’eau ou à moins de 100 mètres des habitations. Mais l’épandage est également interdit si la surface est trop en pente…mais qu’est ce que ça signifie : “trop en pente” ?

Depuis le 1er novembre 2013, la Directive Nitrates interdit l’épandage d’engrais azoté sur les sols inclinés de plus de 20%, ou 15 à 10% s’il existe un dispositif permettant d’éviter le ruissellement, comme une bande enherbée ou boisée. Pour Philippe Jannot, ceci n’a pas vraiment de sens. “La commission veut qu’on mette un pourcentage de sol en pente et qu’on interdise à partir d’un certain pourcentage”. Encore une fois, cela se comprend aisément : pour légiférer, avoir une valeur fixe qui permette de trancher pour dire “au dessus c’est bien”, “en dessous ce n’est pas bien”, est une facilité dont on ne peut se priver. Selon Philippe Jannot, fixer un tel pourcentage de pente est pourtant “une mesure idiote”. Si le but est d’éviter le ruissellement des nitrates vers les eaux, soit, mais on ne tient pas compte de tous les paramètres. “S’ils ruissellent mais qu’en dessous il y a d’autres parcelles, à la limite ça ne gène pas, ce n’est pas gênant pour la qualité de l’eau. C’est embêtant si ça ruisselle et que ça tombe dans un cours d’eau. Il y a donc plein d’autres paramètres qui font que ce n’est pas parce qu’il y a une pente élevée que ça peut être gênant. Et la commission elle veut une valeur de pente, voilà.”

D’une part, déjà, la qualification d’une surface épandable n’est pas claire et souffre des remises en cause. Mais auparavant, c’était cette surface qui était utilisée dans le calcul du plafond d’épandage d’azote organique d’origine animale à partir du seuil de 170 kg/Ha fixé par la Directive Nitrates.

Dans le décret n°2011-1257 du 12 octobre 2011 relatif aux programmes d’action, le gouvernement établissait justement le changement de la surface de calcul. Le décret modifiait ainsi : “La limitation de la quantité maximale d’azote contenu dans les effluents d’élevage pouvant être épandue annuellement par chaque exploitation, y compris les déjections des animaux eux-mêmes, ainsi que les modalités de calcul associées ; cette quantité ne peut être supérieure à 170 kg d’azote par hectare de surface agricole utile”[4].

Un tel changement de surface dans les données du calcul a un effet clair : comme la surface agricole utile est plus étendue que la surface épandable, en multipliant simplement par 170 kg/Ha, on trouvera un plafond d’azote épandable plus élevé. Alors a priori, plus d’azote, plus de pollution. Les défenseurs de l’environnement vont-ils l’entendre de cette oreille ? Non. Ainsi la fédération France Nature Environnement et son membre Eaux et Rivières de Bretagne ont, à la suite de ce décret, co-signé un recours gracieux, attaquant le texte sur ce point précis.

“La modification du calcul du plafond d’azote organique par exploitation, qui passe de 170 kg/ha de surface épandable à 170 kg/Ha de surface agricole utile (SAU), va impacter directement et défavorablement les milieux naturels. Cette modification induit un relèvement du quota d’azote organique par exploitation de l’ordre de 20%”[5].

20% de relèvement du quota d’azote : une hausse considérable, sans même pourtant toucher au seuil de 170 kg/Ha.

Quel a été le résultat de ce recours ? Il est apparu tout récemment : c’est un refus. Ainsi comme révèle le magazine La France Agricole, le Conseil d’État a décidé, le 3 avril 2014, de rejeter le recours formulé par France Nature Environnement et Eaux et Rivières de Bretagne. L’information est parue le lendemain de notre rencontre avec Antonin Pépin. Le Conseil d’État a ainsi considéré “que le plafond d’épandage est conforme au droit européen et, d’autre part, qu’il ne représente que l’une des mesures des programmes de lutte contre les nitrates, qui comprennent par ailleurs de nombreuses dispositions pour limiter les fuites de nitrates”.[4]




[1]Comly HH (1945) Cyanosis in infants caused by nitrates in well water, Journal of American Medical Association 129, 112-116 and 257, 2788-2792.
[2]UNIFA, “Lettre de l’UNIFA”, octobre 2000.
[3]Décret n°2011-1257 du 10 octobre 2011 relatif aux programmes d’actions à mettre en oeuvre pour la protection des eaux contre la pollution par les nitrates d’origine agricole.
[4] France Nature Environnement, Eaux et Rivières de Bretagne : Recours gracieux concernant le décret n°2011-1257 du 10 octobre 2011 relatif aux programmes d’actions à mettre en oeuvre pour la protection des eaux contre la pollution par les nitrates d’origine agricole. Consulté en entretien avec Antonin Pépin, le 9 avril 2014.
[5]La France Agricole, “Le Conseil d’État rejette la requête de FNE et Eaux et Rivières de Bretagne”, 10 avril 2014, consulté le 12 avril 2014. (http://www.lafranceagricole.fr/actualite-agricole/nitrates-le-conseil-d-etat-rejette-la-requete-de-fne-et-eaux-et-rivieres-de-bretagne-86844.html)