MIXITÉ

          En France, de nombreux chercheurs comme Camille Peugny [1] ou Pierre Bourdieu [2] accusent l’école de reproduire les inégalités sociales et d’entretenir la « panne » de l’ascenseur social. Si l’école maintient les inégalités, c’est majoritairement parce qu’elle permet d’ancrer et de perpétuer l’Entre-Soi. Or, ce sont les algorithmes de répartition des élèves qui affectent les candidats dans les différents établissements du territoire national et qui permettent donc, indirectement, cet enracinement. De cette façon, Julien Grenet et Thomas Piketty sont convaincus que c’est en modifiant les critères d’affectation des élèves que l’instauration d’une réelle mixité sociale sera possible.

       Affelnet, l’algorithme pour répartir l’ensemble des élèves au sein des différents collèges et lycées, et APB, qui répartit l’ensemble des lycéens dans les établissements de l’enseignement supérieur, sont au cœur de notre controverse dans le sens où le ministère de l’éducation nationale a tenté de les utiliser afin d’instaurer une mixité sociale et donc scolaire. En effet, avec l’aide de plusieurs chercheurs dont Julien Grenet, différents projets ont vu le jour – et notamment le projet secteurs multicollèges – afin d’accroître la mixité sociale et scolaire.

Une distinction entre mixité scolaire et mixité sociale

         La mixité sociale correspond, selon Julien Grenet [3], au mélange de différents milieux alors que la mixité scolaire est la coexistence de niveaux scolaires hétérogènes au sein d’un même établissement ou d’une même classe. Néanmoins, de nombreux chercheurs - et notamment Julien Grenet et Thomas Piketty - s’accordent à dire que la mixité sociale est fortement corrélée à la mixité scolaire puisque les élèves issus de milieux favorisés ont plus de dispositions pour réussir davantage à l’école. De cette façon, sans mixité sociale, la mixité scolaire est nettement plus difficile à atteindre.

 

Parcours du Loup Blanc. Disponible sur http://www.parcoursduloupblanc.com/blog/education-et-enseignement-systeme-archaique/. [Consulté le 20/05/2017]

          Or, même si les deux mixités sont très fortement corrélées, il reste important de les distinguer. Julien Grenet relève en effet que les critères d’affectation d’Affelnet touchent davantage la mixité scolaire que la mixité sociale[4]. En effet, une grande part des critères d’affectation sont consacrés aux notes des élèves. Selon le dossier de l’Institut des Politiques Publiques [5], la part de la segmentation sociale totale qui peut être attribuée au barème d’affectation - hors priorités géographiques - n’est que de 3 % à Créteil et 5 % à Versailles tandis que les barèmes Affelnet utilisés à Créteil et Versailles instaurent respectivement 3 et 11 % de segmentation scolaire à l’entrée en seconde générale et technologique.

             Néanmoins, Luc Pham [6] rappelle que le critère social reste déterminant puisqu’un boursier sera généralement affecté à son premier vœu du fait de l'existence d'un "bonus boursier" donnant un nombre de points plus élevé. Cela permet en effet de favoriser la mixité sociale puisque, de cette façon, tous les lycées parisiens sont supposés converger vers un même pourcentage d’élèves boursiers.

            Mixités sociale et scolaire sont donc fortement liées, l’une ne saurait exister sans l’autre. Pourtant, pour ne pas faire d’erreur, il ne faut pas les confondre. Si l’une porte sur le niveau social, et donc sur le mélange d’élèves issus de différents milieux, l’autre porte spécifiquement sur le niveau scolaire, et donc sur le mélange d’élèves de niveaux hétérogènes.

La mixité : un enjeu en lien avec les problématiques d’équité et de ségrégation

            Selon un rapport sur les inégalités scolaires[7] , en France, les élèves d’origine aisée ont, au collège et au lycée, deux fois plus d’élèves issus de milieux aisés dans leurs classes que ceux des classes moyennes et populaires. Mixité scolaire et mixité sociale étant corrélées, les meilleurs élèves ont donc, de la même façon, presque deux fois plus d’élèves d’un niveau équivalent au leur dans leurs classes que les autres élèves.

            Ces chiffres résument ainsi la situation de ségrégation sociale et scolaire existant au sein de l’enseignement secondaire français. Or, Luc Pham explique que cette situation de ségrégation est inquiétante à deux titres :

" Les différences d’environnement en fonction de l’origine sociale ou du niveau scolaire sont susceptibles d’aggraver les inégalités scolaires, et entretenir l’Entre-Soi est un obstacle à l’apprentissage de la citoyenneté et du vivre-ensemble."

Luc Pham

         Si depuis plusieurs années, la question de la ségrégation scolaire a émergé pour finalement faire l’objet d’une certaine reconnaissance politique[8], intégrer cette question sociale dans le champ politique n’a pas été chose facile puisqu’encore aujourd’hui des chercheurs s’attachent à l’étude de la non-mixité sociale à l’école. C’est notamment le cas de Julien Grenet, dont les travaux ont été réutilisés par l’économiste Thomas Piketty[6]. Il a publié en 2013 un rapport avec Gabrielle Fack intitulé « Peut-on accroître la mixité sociale à l’école ? »[9]. Dans ce rapport, tous deux s’interrogent sur les bienfaits de la mixité sociale et dans quelle mesure il serait possible de réellement l’établir. Ils mettent donc en perspective les questions de l’équité et de la justice sociale qui restent des enjeux cruciaux promis par le système scolaire français mais toujours inexistants. Pour Julien Grenet et Thomas Piketty[10], il est essentiel d’instaurer une réelle mixité sociale à l’école afin de finalement sortir d’une spirale inégalitaire qui s’autoalimente à cause de la ségrégation sociale, urbaine et donc, scolaire. Les algorithmes de répartition des élèves posent donc problème quant à l’instauration d’une mixité sociale à l’école. En effet, c’est en matérialisant les frontières invisibles entre les différents secteurs que les algorithmes - notamment APB et Affelnet - tendent à enraciner les inégalités scolaires. Ils font donc perdurer la ségrégation sociale à travers une ségrégation scolaire.

           De plus, Julien Grenet[11] affirme que la mixité sociale et scolaire est bel et bien un enjeu d’économiste, même s’il reconnaît que l’usage d’Affelnet à Paris faillit à résoudre le problème de la ségrégation scolaire. Il considère donc que le tirage au sort serait l’unique solution pour affecter les élèves dans le secondaire puisqu’il est convaincu que la mixité scolaire permet une élévation du niveau des plus faibles sans porter atteinte à celui des plus forts : c’est l’effet de pairs.

         Enfin, et c’est ce que rappelle Luc Pham[12], établir une réelle mixité sociale -et donc scolaire-, c’est être en accord avec les fondements de nos valeurs républicaines : liberté, égalité, fraternité.

La mixité au cœur du débat

          Instaurer une mixité sociale à l’école reste donc une question fondamentale pour les politiques publiques qui ont pour ambition de l’instaurer progressivement. Néanmoins, pour Thomas Piketty, les démarches ne vont pas assez vite et ne sont pas suffisamment efficaces. Dans son article publié dans Le Monde, il explique les mesures que le gouvernement devrait prendre pour instaurer une réelle mixité sociale et donc scolaire. Il propose alors d’obliger les collèges et les lycées privés à accepter un quota d’élèves défavorisés. Il souhaiterait que soit mis en place un système d’affectation commun aux collèges publics et privés. Mais selon l’ancienne ministre de l’éducation nationale Najat Vallaud-Belkacem, cette proposition est et restera irrecevable [13]. La ministre est convaincue que cela créera un effet d’affichage, qui au lieu de favoriser les boursiers, les stigmatisera.

Education spécialisée des filles et des garçons. Disponible sur http://education-filles-garcons.eklablog.com/la-mixite-sociale-a46562202. [Consulté le 23/05/2017]

Aussi, si cette idée de mixité sociale à l’école est, selon les scientifiques, supposée garantir la justice sociale, cela n’est pas ressenti de la même façon par les parents d’élèves qui considèrent qu’imposer la mixité sociale va constituer de réels ghettos scolaires. C’est en effet l’objet du journal télévisé de France 2 du 28 mars 2017[14] qui donne la parole aux parents d’élèves quant à la mise en place du projet Secteurs multi-collèges qui doit être instauré grâce à Affelnet.

La mixité sociale constitue un “brassage synonyme de mixité scolaire pour les élus, mais un mariage forcé pour les parents d’élèves”.

Des parents d'élèves

      Ainsi, pour une grande majorité des parents d’élèves interrogés, la mixité sociale n’est pas la réponse au problème d’injustice sociale, et ce n’est pas elle qui va « réparer l’ascenseur social ». Néanmoins, Julien Grenet [15] rappelle le rôle déterminant du critère géographique dans l’instauration de la mixité scolaire, c'est-à-dire l’importance de la carte scolaire : l’absence de mixité sociale et scolaire n’étant que le reflet de l’absence de mixité résidentielle. Enfin, Pierre Merle [16] souligne que l’assouplissement de la carte scolaire a amplifié les demandes non satisfaites des parents d’élèves pour leurs enfants, qui se sont traduites par une augmentation sensible des recours pour ce motif auprès du médiateur de l’éducation. Luc Pham [17] nous a en effet confié qu’il recevait chaque jour, en tant que Directeur académique adjoint des services de l'éducation nationale, des demandes de dérogations suite à une affectation non désirée d’un élève. Ainsi, il s’interroge également sur les effets de la carte scolaire et si, plutôt que de favoriser la mixité sociale, elle n’engendrerait pas une ghettoïsation des établissements.

L’instauration de la mixité sociale et scolaire a pour objectif de réduire la ségrégation scolaire, mais cet objectif est remis en question du fait notamment de l’efficacité relative de la carte scolaire qui engendre donc des stratégies d’évitement de la part des parents d’élèves. De plus, instaurer une réelle mixité sociale et donc scolaire à l’école pose également des problèmes d’équité puisqu’en son nom des politiques de discrimination positive sont instaurées, ce qui fait débat.

N'hésitez pas à cliquer sur les 2 bulles relatives à la mixité sur le schéma principal pour en savoir plus sur la ségrégation et l'équité

[1] PEUGNY, C., Le destin au berceau. Inégalités et reproduction sociale, Seuil, coll. « La république des idées », 2013, 111 pages

[2] BOURDIEU, P., PASSERON, JC., Les Héritiers, 1964, rééd. Minuit, coll. « Le sens commun », 1994.

[3] GRENET Julien, Chargé de recherche au CNRS, Professeur associé à l’École d’Économie de Paris, Directeur de l’Institut des Politiques Publiques. Entretien réalisé le 6 avril 2017 à Paris.

[4] Fack G., Grenet J. (2016) Mixité sociale et scolaire dans les lycées parisiens : les enseignements de la procédure Affelnet. Éducation et formation, n°91, 77-101

[5] FACK, G., GRENET, J., BENHENDA, A., Institut des Politiques Publiques [2014], L’impact des procédures de sectorisation et d’affectation sur la mixité sociale et scolaire dans les lycées d’Île-de-France, 196 pages. Disponible sur http://www.ipp.eu/wp-content/uploads/2014/07/impact-sectorisation-affectation-mixite-lycees-idf-rapport-IPP-juin-2014.pdf [Consulté le 02/04/2016]

[6] Pham Luc, Directeur académique adjoint du second degré de l’Académie de Paris. Entretien réalisé à Paris, le 20 avril 2017.

[7]  THIERRY, Son, Ly, RIERGERT, Arnaud, École d’économie de Paris et France Stratégie, CNESCO [2016], Comment l’école amplifie-t-elle les inégalités sociales et migratoires ?, 56 pages, Disponible sur http://www.cnesco.fr/wp-content/uploads/2016/09/SegregationFrance1.pdf, [Consulté le 17/04/2017]

[8] LANG, A-C, (2016, 5 décembre) La mixité sociale au collège est essentielle pour construire la société que nous défendons, Le Huffington Post (site web)

[9] Piketty T. (2016, 7 juillet) Le scandale APB, Le Monde blog

[10] Fack G., Grenet J. (2013). Peut-on accroître la mixité sociale à l’école ? Regards croisés sur l’économie, n° 12, 165-83.

[11] Fack G., Grenet J. (2016). Mixité et scolaire dans les lycées parisiens : les enseignements de la procédure Affelnet. Éducation et formation, n°91, 77-101.

[12] Grenet Julien, Chargé de recherche au CNRS, Professeur associé à l’École d’Économie de Paris, Directeur de l’Institut des Politiques Publiques. Entretien réalisé à Paris le 6 avril 2017.

[13] Pham Luc, Directeur académique adjoint du second degré de l’Académie de Paris. Entretien réalisé à Paris, le 20 avril 2017.

[14] Battaglia, M. (2016, 8 septembre). Najat Vallaud-Belkacem : « N’imposons pas autoritairement la mixité sociale dans les collèges ». Le Monde.

[15] Chaîne de télévision France 2. (28/03/2017). Mixité scolaire : un projet de la mairie de Paris divise. [Journal télévisé de 20h]. In France Info. Francetvinfo. [4’30]. Disponible sur: http://www.francetvinfo.fr/societe/education/refondation-de-l-ecole/mixite-scolaire-un-projet-de-la-mairie-de-paris-divise_2119115.html. [Consulté le 28/03/2017]

[16] Fack G., Grenet J. (2016). Mixité et scolaire dans les lycées parisiens : les enseignements de la procédure Affelnet. Éducation et formation, n°91, 77-101.

[17] Merle P. (2011). La carte scolaire et son assouplissement. Politique de mixité sociale ou de ghettoïsation des établissements ? Sociologie 2, n°1, 37-50.

[18] Pham Luc, Directeur académique adjoint du second degré de l’Académie de Paris. Entretien réalisé à Paris, le 20 avril 2017.