Entretien avec Michaël Basson, épidémiologiste à l'ENS, en janvier 2010

De votre point de vue, le fait que le principe de précaution s'applique aujourd'hui de plus en plus est-il justifié par les données épidémiologiques? (ici par exemple pour la vaccination massive)

A mon sens l'épidémiologie (ou plus généralement la connaissance scientifique) et le principe de précautions sont orthogonaux : celui-ci s'appliquant lorsque l'on n'a pas (assez) de données scientifiques.
Il faut bien distinguer précaution et prévention : dans le premier cas la survenue d'un dommage est incertaine alors que dans le second il existe un lien de causalité spécifique entre un agent et la survenue d'un dommage.
Dans le cas de la vaccination contre la grippe A H1N1 2009, je pense qu'il s'agit plus d'un principe de prévention. Cela n'empêche pas les interrogations sur la proportionnalité entre la menace et les mesures mises en place...

Concernant le lien entre principe de précaution et épidémiologie, il faut reconnaître que si l'épidémiologie cherche à quantifier l'impact de différents agents sur la santé, on observe que cette quantification, même lorsqu'elle n'est pas méthodologiquement douteuse, n'est pas parfaite : elle agrège ou néglige des facteurs supposés mineurs ou non mesurables. Parfois on ne parvient pas à identifier un mode de transmission d'une maladie. Tout cela laisse un champ libre au principe de précaution. Cela justifie son application, cela ne justifie pas sa mauvaise application (l'absence de données est souvent interprété par les groupes de pression comme l'absence de données allant dans leur sens...).

Était-il réellement nécessaire de vouloir faire une vaccination massive pour endiguer l'épidémie, que ce soit pour ce virus, ou pour une autre maladie?

La vaccination agit principalement de deux manières : elle permet de protéger les sujets vaccinés et peut permettre d'endiguer la propagation d'une épidémie. Les deux sont liées mais pas équivalentes.
Prenons l'exemple de la campagne de vaccination contre la grippe A H1N1 2009 : à l'heure actuelle, elle a, dans les faits, concerné presque exclusivement les populations supposées à plus haut risque de complication(s). Cela ne permet pas d'endiguer l'épidémie mais permet de limiter la mortalité de l'épidémie qui se propagera chez les individus non vaccinés supposés à très faible risque de mortalité. Pour caricaturer, on peut dire que c'est la pratique « égoïste » de la vaccination.
Si on avait vacciné une proportion suffisante de la population (je vais revenir après sur la signification de « proportion suffisante ») avant le début de celle-ci, on aurait alors pu endiguer l'épidémie. Dans ce cas, il s'agit d'une pratique de vaccination qui protège même les personnes non vaccinées : elle casse la propagation épidémique [dans ce scénario il n’y aurait pas eu de grippe A H1N1 cet hiver].
A ce niveau la modélisation épidémique est importante afin de savoir comment casser la propagation épidémique, c'est à dire mettre en équation et quantifier ce raisonnement qualitatif. Jusqu'à une époque assez récente la modélisation épidémiologique reposait essentiellement sur des modèles dits « compartimentaux » homogènes (équivalence des individus) qui, pour faire simple sont des systèmes dynamiques plus ou moins sophistiqués qui peuvent incorporer un traitement stochastique, une composante probabiliste, etc. Ils ont la propriété remarquable de faire apparaître un paramètre seuil pour la propagation épidémique. Ce paramètre (qu'on appellera R0) dépend notamment de l'infectiosité de la maladie, du modèle en question et de la proportion de sujets immunisés (vaccinés) à la phase initiale de la propagation de l'agent infectieux. Ce dernier paramètre est celui sur lequel on peut agir : en vaccinant la proportion de gens suffisante à faire passer la R0 sous le seuil on a gagné ! Cette valeur se calcule facilement sous réserve d'une bonne évaluation de l'infectiosité... (c’est en pratique raisonnablement faisable).
Jusque là tout allait bien mais pour compliquer un peu le sujet, des modèles plus récents (graphes aléatoires) nuancent ces résultats. Ces modèles sont issus de l'étude des réseaux sociaux et de l'internet et ajoutent à la classe de modèles précédente l'hétérogénéité des individus (on prend enfin en compte l'observation assez intuitive que les contributions à la propagation épidémique d'un gardien de phare ou d'un contrôleur de transport en commun infectés ne sont pas identiques). Ces nouveaux modèles ont la propriété intéressante d'avoir un seuil inversement proportionnel au second moment de la distribution du nombre de contacts. Or ce second moment (à la limite réseaux de taille infini) diverge !
La propagation épidémique est en fait contrôlée par les nœuds du réseau (ici les individus) les plus connectés ; pour endiguer l'épidémie il faut les vacciner. Dans le contexte des réseaux informatiques ils sont faciles à identifier, dans le contexte des réseaux humains c'est plus difficile. La vaccination de masse dans ce modèle est peu rentable : on vaccine aléatoirement les individus, on atteint aléatoirement les cibles pertinentes... Ces modèles étant assez récents (leur passage de l'informatique à l'épidémiologie date plus ou moins des années 2000) on dispose d'assez peu de données mais ils ouvrent une voie intéressante qui donne un fondement scientifique (en terme de modélisation) à cette hétérogénéité qui avait souvent été évoquée...
Tout cela peut paraitre peu opérationnel, il est vrai que tout n’est pas définitif mais la modélisation actuelle par la méthode du doigt mouillée est encore moins satisfaisante. On peut nettement améliorer l’efficacité de la vaccination en s’aidant de ces modèles même incomplets.

Pour les autres maladies, il faut encore nuancer, tout dépend du type de maladie : on a pu éradiquer la variole grâce à la vaccination de masse, cela est inenvisageable pour la grippe pour des raisons de cycle de vie du pathogène.

Comment expliquez-vous le fait que les gens n'aient pas adhéré à la campagne de vaccination?

On sort ici du cadre de l'épidémiologie pour aborder la perception par le public de la menace H1N1 !
Je ne sais pas dans quelle mesure on peut dire que les gens n'ont pas adhéré. On constate que les gens se sont assez peu fait vacciner, cela n'est pas nécessairement leur faute...
Il m'est difficile de dire ce qu'en pense l'opinion, sachant que j'ai suivi de très près le sujet et que c'est mon domaine, je n'ai donc pas une opinion neutre. Tant que faire se peut, j'ai essayé de sonder la perception de l'opinion (auprès des gens extérieurs au domaines, la presse, l'internet et Google -volumétrie des recherches, très pratique...-). Il me semble que la population s'est sérieusement préoccupée du sujet mais qu'elle s'est très vite méfiée du discours officiel. Cela est très habituel en France.
Les sondages nous disaient que les français étaient méfiants mais c'étaient essentiellement des sondages déclaratifs avant l'épidémie, les centres de vaccinations surchargés nous ont montré qu'une fois le bon pour une vaccination gratuite reçue, l'option choisie peut être différente de celle précédemment déclarée, au moins pour certaines personnes. Bref, je pense que dans ce type de situation les sondages d'opinions sont peu fiables...
Un autre argument pour la non adhésion est le faible nombre de gens vaccinés, cela est dû essentiellement à un problème d'organisation, de ce côté il est indéniable que la mise en œuvre de la vaccination de masse a été pour le moins difficile !
Un dernier point souvent avancé est l'opinion des médecins. Il est vraisemblable que les relations assez tendues entre corps médical et gouvernement n’ont pas aidé. Pour cette raison et pour des raisons tenant à la mise en place de la campagne de vaccination, il me semble que le personnel médical était assez méfiant, or en terme de santé les personnes croient beaucoup plus leur médecin (pas ce que tel ou tel professeur de médecine déclare dans la presse, leur médecin, celui avec qui ils parlent) que les discours officiels.

Enfin on ne peut occulter une méfiance de certaines personnes à l'égard de la vaccination, en particulier de masse (souvenir de l'hépatite B). Cependant ce n'est pas ce qui peut expliquer que seul 5% de la population ait été vaccinée au 13 décembre.

La campagne de vaccination a été annoncée très tôt dans le déroulement de cette crise, à un moment où l’incertitude sur la létalité de cette grippe et l’efficacité du vaccin était forte. Les choses ont très vite évolué ensuite, surtout à la rentrée. La population a vite assimilé ces changements, ce qui me paraît positif. En revanche, les modalités de la campagne n’ont pas bougé ce qui a occasionné un hiatus.

Les gens ont-ils répondu au modèle expérimental que vous aviez élaboré quant à leur comportement?

À titre personnel, je n'ai jamais élaboré de modèle de réponse de la population et je n'ai pas connaissance de telle modélisation en dehors du doigt mouillé...
Ce n'est en fait pas pertinent à modéliser : le plus souvent, on veut seulement savoir comment vacciner (qui et combien cf. la discussion précédente).
On peut en revanche élaborer des modèles de file d’attente dans les centres de vaccinations, ça n’est pas développé en France, ça l’est en revanche beaucoup dans les pays Anglo-saxons. En particulier des chercheurs américains (à Cornell si ma mémoire ne me trompe pas) ont élaboré un modèle simple disponible gratuitement sur internet sous un format clé en main (feuille de calcul Excel) qui permet de dimensionner correctement les besoins en personnels des centres vaccination… Concernant leur efficacité/pertinence ? Au pire c’est mieux que chez nous. Plus sérieusement ces modèles sont d’utilisation assez large (toutes les situations de files d’attente), ils ont donc été bien étudiés et passent pour être efficaces.
Sur ce dernier point, je fais une petite digression : un modèle a toujours des présupposés, des limites et des incertitudes, leur maniement exige un minimum de connaissance pour ne pas dire n’importe quoi. La modélisation en santé publique (en particulier en épidémiologie), est encore trop souvent en France une affaire de dilettantes ce qui nuit sérieusement à son image. Ce n’est pas le cas dans les pays anglo-saxons où la modélisation est très développée et joue un rôle important dans la prise de décision.

Le premier pic épidémique est maintenant passé, faut-il continuer à se faire vacciner en attente du second, ou la forme qu'a pris l'évolution de la maladie n'impose-t-elle plus cela?

On glose beaucoup sur « le second pic », d’après les données du réseau sentinelle, disponibles depuis 1984 (il me semble) pour la grippe, on n’a jamais observé de grippe à plusieurs pics (attention , parfois on voit plusieurs pics mais ça correspond à des pics distincts temporellement et géographiquement, par exemple, d’après le réseaux sentinelle et les passages aux urgence, le pic en Ile-de-France a eu lieu début novembre, un mois plus tard dans la majorité des autres régions, cela fait une impression de deux pics sur les données agrégées sur la France entière mais en fait c’est seulement la propagation d’un pic). Pour avoir suivi de près la propagation de l’épidémie depuis le début, j’ai entendu presque toutes les semaines parler de l’imminence ou du début du second pic (sauf lorsque l’épidémie a vraiment eu lieu), bref pour être honnête je ne sais pas ce que c’est que ce « second pic ». On peut déjà se demander quel était « le » premier pic ? il y a visiblement divergence de point de vue entre les pays car en France on attend un 425e « 2e pic » alors qu’aux USA Obama parle d’un troisième pic. En fait derrière tout cela, la seule chose qu’on peut vraiment craindre c’est une mutation significative du virus, on aurait alors un nouveau virus d’où la possibilité d’une nouvelle épidémie. La vaccination dans tout cela ? Il faut croiser les doigts...

Dans toutes ces situations, il faut rester prudent avant d’avancer des âneries : on connait très mal les mécanismes biologiques sous-jacents (pourquoi une épidémie tous les hivers, pourquoi un seul virus (un virus dominant pour être plus précis), pourquoi il ne mute pas, pourquoi plutôt les jeunes avec le H1N1 2009, etc.), on peut modéliser tout ce qu’on veut, il faut cependant essayer d’avoir une plausibilité biologique du modèle. Il faut surtout reconnaitre les limites dans nos connaissances : on commence à modéliser correctement une épidémie se propageant mais pour être honnête, les prédictions de leur survenue sont très douteuses (on se souvient de la peste aviaire, la vache folle etc…). Force est de reconnaitre qu’annoncer des épidémies désastreuses permet à nombre de gens d’avoir leur quart d’heure de gloire, de permettre de publier dans de meilleurs revues et d’attirer l’attention sur son domaine (et donc les financements aussi…) tout cela ne doit pas altérer notre discernement…

Les autres mesures de protection mises en place (port du masque, arrêt de travail pour les malades, fermetures d'écoles,..) peuvent-elle être suffisantes pour arrêter une épidémie ou faut-il en plus vacciner?
Trouvez-vous qu'elles ont été prises de manière cohérente avec les données épidémiologiques ?

Toute mesure visant à diminuer la transmission du virus lutte contre l’épidémie : dans le cas des modèles à seuils cela joue comme la vaccination en abaissant le R0 (dans un modèle SIR –le modèle de base de l’épidémiologie- il est équivalent de diminuer d’un facteur 2 l’infectiosité ou de diminuer d’un même facteur 2 le nombre de sujets non immunisés, et ça coute beaucoup moins cher…). Pour les modèles hétérogènes c’est plus subtil mais en gros ça diminue l’amplitude du pic épidémique (et son intégrale).

On a observé cet hiver un retard du pic de gastro (contrairement à la grippe le pic survient à une ou deux semaine près à la même date), il n’est arrivé que très récemment. C’est un peu vite conclu mais certains pensent que c’est un conséquence des mesures d’hygiène des mains qui ont été promues pendant l’hiver et qui se relâchent avec la fin de l’épidémie...
La modélisation permet de dire qu’il faut faire baisser l’infectiosité, le passage à des mesures concrètes est parfois difficile : pas pour ce qui est des masques, lavage des mains et autres mesures simples, peu couteuses et sans effets indésirables pour la santé ou l’économie. En revanche pour la fermeture des écoles/arrêt de l’activité et compagnie, c’est plus délicat : ça marche si les gens restent cloitrés chez eux sans contact avec les autres sinon ça ne sert pas alors qu’en balance cela a un impact social et économique certain et lourd.

Les mesures initiales de confinement (hospitalisations avec isolement) des malades avant l’été étaient en revanche plus une action de communication qu’une mesure efficace : il est aussi illusoire de vouloir endiguer une épidémie véhiculée en grande partie par des personnes non ou pas encore malades que de vider l’océan à la petite cuillère. La grippe n’est pas la variole, ni Ébola. Je ne pense vraiment pas qu’on puisse l’endiguer par confinement. On n’a d’ailleurs pas réussi...

Combien de temps peut durer une épidémie ?

Dans l’absolu il n’y a aucune limite. Dans les modèles tout peut se rencontrer. Pour parler d’épidémie il faut juste que ça cesse en un temps fini (sinon tout le monde est malade et on est à l’équilibre, c’est alors une endémie -massive !-). Dans la pratique on a surtout des épidémies courtes (quelques semaines : grippe, bronchiolite, gastro...) ou relativement longue comme le SIDA. Cela dépend des mécanismes biologiques sous-jacents, intuitivement on comprend assez bien qu’on n'ait pas vraiment d’échelle intermédiaire.