Gaspillage

Le constat d’un véritable gâchis.

« A society in which consumption has to be artificially stimulated in order to keep production going is a society founded on trash and waste, and such a society is a house built upon sand. »

Dorothy l. SAYERS in Creed or Chaos

Dès les années 30 et 40 aux États-Unis, des essayistes s’offusquent contre la société du gaspillage qui faisait alors ses premiers pas. « Une maison dont les fondations reposent sur du sable », voilà la société qu’ils entrevoient.

Cette problématique a notamment été popularisée par l’économiste et sociologue Vance Packard avec son livre L’art du Gaspillage  paru dans les années 60. Il cherche à dénoncer « un système fortement élaboré : celui du gaspillage dans nos sociétés d’opulence, à commencer par celle des États-Unis. » Il critiquait à l’époque le développement d’une éthique collective du gaspillage, qui mènerait, à terme, à l’épuisement des ressources naturelles. Le plus préoccupant est que certaines des perspectives qu’il nous proposait alors sont en train de se réaliser : aujourd’hui par exemple, aux États-Unis, la disparition progressive et la raréfaction des réserves pétrolières poussent les industries énergétiques à se tourner vers l’exploitation, beaucoup plus coûteuse et polluante, des gaz de schistes, devenus maintenant plus rentables avec la hausse des cours du pétrole.

Dans la société futuriste qu’il imagine avec un certain cynisme, caractérisée par l’abondance et la consommation démesurée, toujours poussée au delà de ses limites, Packard fait allusion à la pratique de l’obsolescence programmée : elle serait effectivement un élément moteur de ce système.

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Il développe surtout les cas de l’obsolescence de qualité (soit la diminution volontaire de la qualité des produits), de l’obsolescence de désidérabilité (de nos jours, nous entendons plus parler d’obsolescence esthétique) et de l’obsolescence fonctionnelle (qui se résume au fait d’ajouter sans cesse des nouvelles fonctionnalités à un produit déjà sur le marché, rendant le modèle précédent très vite obsolète : il n’est pas très dur de faire le lien avec l’IPhone, régulièrement renouvelé). Pour la première fois dans l’histoire de notre société industrielle ou post-industrielle, le lien entre obsolescence programmée et gaspillage est établi.

           Bien évidemment, il ne sera pas rompu et ressortira renforcé avec l’éclatement de la controverse au cours des années 2000. Lors d’une conférence qui s’est tenue en 2007 aux États-Unis, les conséquences environnementales de l’obsolescence programmée ont été de nouveaux débattues. Le professeur en Marketing américain Joseph Guiltinan est parti en effet d’un constat important : aux États-Unis, chaque année, seulement 20 000 téléviseurs sont recyclés et réinsérés dans le circuit de vente alors que 20 millions sont vendus. En clair, seulement 0,001% des téléviseurs sont réinjectés dans le circuit et le reste est détruit, jeté ou entreposé dans des décharges. Ce chiffre est d’autant plus dramatique qu’une très grande partie de ces appareils sont encore en état de fonctionner, ne sont pas démodés, ou bien nécessitent de toutes petites réparations pour être encore fonctionnels.

J. Guiltinan relève entre autres que cette pratique démesurée de l’obsolescence programmée conduit à de graves conséquences environnementales et humaines dont la liste non exhaustive peut se résumer à la destruction de l’environnement, la surexploitation des ressources et l’intoxication des personnes chargées de recycler ces produits technologiques dans les pays en voie de développement. Il dénonce trois coupables : d’une part, les ingénieurs et les designers, qui conçoivent les produits et limitent volontairement (ou non) leurs durée de vie ou d’utilisation, puis les managers d’entreprises (qui ont le pouvoir de décider du degré de recyclabilité de leurs appareils) et enfin les consommateurs.

Enfin, encore aujourd’hui, alors que nous sommes au cœur des débats, les conséquences environnementales de l’obsolescence programmée sont encore un nœud de la controverse. En France, de nombreux acteurs tirent la sonnette d’alarme à la vue du gaspillage planétaire. Parmi eux, on trouve des associations écologistes, comme les Amis de la Terre, mais aussi des économistes, comme le théoricien de la décroissance Serge Latouche, qui envisage un nouveau modèle de développement économique et une nouvelle société afin d’y mettre fin. Il n’échappe néanmoins pas aux travers du souvenir d’un passé idéalisé où les produits de consommation étaient conçus pour durer éternellement. Cette idéalisation est en effet sujette à de nombreuses critiques, notamment de la part d’industriels, d’économistes ou de journalistes, comme Philippe Frémeaux du journal Alternatives Économiques qui remet en cause cette idée « écolo » selon laquelle les produits seraient conçus pour ne pas durer. Il admet cependant que le gaspillage est important, mais en change l’origine :

« En fait, l’optimisation de plus en plus poussée des produits par les industriels au cours des dernières décennies a plutôt eu pour effet de limiter le gaspillage de matières premières et d’énergie. Le gâchis est pourtant bien réel, en raison de la baisse spectaculaire du prix des produits industriels qui facilite leur renouvellement accéléré. »