SÉGRÉGATION

Stratégies d'évitement et tensions

entre secteurs public et privé

            Les algorithmes permettent d'allouer les élèves dans la plupart des établissements mais certains restent hors de ce système. C'est le cas des lycées privés en ce qui concerne Affelnet et de plusieurs formations qui ne sont pas sur APB (comme certaines écoles de commerce ou d'ingénieurs post-bac, la plupart des écoles d'art, l'Université Paris Dauphine etc.).

Source : tweet de Benoît Hamon daté du 17 mars 2017. Disponible sur : http://www.contre-info.com/wp-content/uploads/2017/03/hamon-tweet.jpg [Consulté le 17/03/2017]

Les établissements privés hors des algorithmes : un frein à la mixité ?

         Julien Grenet [1] explique dans ses différents articles ou interviews [2], que c’est l’indépendance du privé par rapport au public qui entrave l’instauration d’une réelle mixité sociale et donc scolaire. À Paris, les secondes à double cursus (musique ou danse), les sections internationales, les sections sportives et l’ensemble des classes de seconde des lycées Henri IV et Louis-Le-Grand recrutent leurs candidats en dehors d’Affelnet, ce qui représente environ 12 % des élèves. Julien Grenet insiste également sur les stratégies parentales [3], notamment chez les plus favorisés, qui peuvent développer des tactiques d’évitement en inscrivant leur enfant dans le secteur privé.  Dès lors, il faudrait inclure le privé au sein du système Affelnet, comme c’est déjà le cas dans l’académie de Bordeaux. Ou alors, il faudrait valoriser les élèves qui restent dans leur collège de secteur afin de limiter cet évitement. L’importance du secteur privé comme autre échappatoire est soulignée dans “L’école qui déclasse” [4]: dans la capitale, il renforce les inégalités, alors même que ce secteur bénéficie largement du financement public.

       De plus, si selon Grenet à travers le projet Secteurs multi-collèges et donc via l’instauration d’Affelnet 6è, il serait possible d’établir une réelle justice sociale [5] ce projet est mis à mal du fait de l’enseignement privé. Les élèves venant de milieux aisés seront donc inscrits dans des collèges privés par leurs parents et la mixité sociale serait donc impossible. Intégrer le secteur privé à l’algorithme serait l’unique solution. Or, si l'ex-ministre de l’éducation nationale admet que le secteur privé a une part de responsabilité, elle accuse surtout la politique de l’habitat menée pendant des décennies à Paris [6]. Et si dans l’émission « C dans l’air » [7], Najat Vallaud-Belkacem, disait vouloir insérer le secteur privé à Affelnet grâce au projet « secteurs multi-collèges », ce n’est pas encore le cas. 

Proportion des lycéens scolarisés dans le secteur privé dans les académies franciliennes
Courbe de ségrégation sociale dans les lycées franciliens

          Ces deux graphiques tirés des travaux de Julien Grenet et Gabrielle Fack, nous montrent que c'est à Paris (en comparaison avec les académies de Versailles et Créteil), que la proportion de lycéens scolarisés dans des établissements privés est la plus grande (30% en 2012 à Paris, contre 14% à Créteil la même année). Or le second graphique nous montre bien que c'est à Paris que la ségrégation est la plus forte. Il semble donc que plus la proportion d'élèves scolarisés dans le secteur  privé est grande, plus la ségrégation est forte.

       Pour les députés Yves Durand et Rudy Salles, les établissements privés apparaissent clairement comme un des freins à la mixité sociale, et une des propositions de leur rapport visait explicitement à endiguer ce problème en les incluant à l'algorithme. Cette idée d'introduire les établissements privés dans Affelnet avait également été avancée auparavant et notamment par la médiatrice de l’éducation nationale et de l’enseignement supérieur, Mme Monique Sassier. [8]

Source : DURAND, Yves, SALLES, Rudy, Comité d’évaluation et de contrôle des politiques publiques [2015] , Rapport d’information sur l’évaluation des politiques publiques en faveur de la mixité sociale dans l’éducation nationale, 155 pages. Disponible sur http://www.assemblee-nationale.fr/14/rap-info/i3292.asp  [Consulté le 16 mars 2016 ]

Stratégies d'évitement et inégalités

       L’évitement scolaire est pratiqué par ceux qui fuient la mixité (les autres se retrouvent donc entre eux), notamment au travers du choix de résidence [9] : la ségrégation urbaine crée “naturellement” des secteurs scolaires peu mixes. Le documentaire de Delphine Saltel [10] aborde la question du déménagement : question également  évoquée lors de notre entretien[11] avec Julien Grenet qui expliquait le choix stratégique que peut constituer un départ. En effet, en changeant de lieu de résidence, le collège de secteur est susceptible d'être différent. De même, Luc Pham explique que certains parents louent parfois seulement des adresses, des bureaux, afin que leur enfant aille dans le lycée de leur choix. Or, cette possibilité n'est donnée qu'aux parents les plus aisés qui peuvent se permettre de louer une telle structure. 

      De même, ce sont seulement les personnes qui possèdent un capital social élevé qui pourront contourner l'algorithme en faisant jouer leur relations pour obtenir tout de même la formation qu'elles souhaitent. Dans son rapport, l'Inspection Générale de l'Éducation Nationale s'interroge sur l'iniquité de traitement des candidats.

"La mission a pu relever, au cours des auditions, quelques entorses aux règles énoncées sur la confidentialité, mais aussi sur le recours à des solutions de contournement de la procédure APB."

Inspection Générale de l'Éducation Nationale 

 

 

      

Une multitude de sources à l'origine de ces tensions

           Dans le documentaire “Y’a deux écoles”, Delphine Saltel rappelle en effet que, dès l’entrée en maternelle, les inégalités entre les enfants sont déjà très fortes : elles concernent le langage, la concentration, les compétences… L’enjeu des stratégies d’évitement est en fait posé très tôt. L’émission “Comment favoriser la mixité sociale ?” [12] confirme qu’il est important que la politique scolaire s’attaque à la mixité le plus tôt possible dans le système, c’est-à-dire dès l’école primaire. Les secteurs multi-collèges à Paris sont donc indispensables mais peut-être insuffisants. Le podcast insiste par ailleurs sur la multitude des outils disponibles (sectorisation, aménagement urbain, attractivité des établissements, implication des parents).

D'autres auteurs se sont aussi penchés sur cette question, et c'est le cas d’Aurélie van Zanten, qui dans son article “Les inégalités d’accès à l’enseignement supérieur. Quel rôle joue le lycée d’origine des futurs étudiants ?” [13], dénonce que les inégalités d’accès à l’enseignement supérieur en France sont le fait de plusieurs facteurs parmi lesquels on compte les pratiques d’orientation au sein des établissements du secondaire. Les différences observables entre les élèves font donc sens localement, au sein de chaque établissement, mais les différences se creusent toutefois entre les groupes sociaux, écarts engendrés aussi bien par l’inégale capacité des familles à aider les jeunes à préparer leur orientation, que par les contraintes et les opportunités associées à la fréquentation des divers types de lycées et filières du secondaire. De même, dans l’article “What Parents Want: School preferences and school choice”[14], il est illustré encore une fois que l’avis des parents est primordial dans les choix des élèves ou étudiants et que leur influence diffère selon le milieu social. Il en ressort que, généralement, plus l'élève vient d’un milieu socio-économique élevé, plus les parents vont être exigeants dans la composition et le choix de l’école de leur enfant. La mixité sociale est dès lors encore difficile à atteindre dans les établissements du fait de ces raisons plurielles.

        Pour finir, l’émission diffusée sur France Culture L’école est-elle vraiment de plus en plus inégalitaire ?[15] souligne le fait que la propagation de l’idée selon laquelle l’école française est inégalitaire  aurait été intégrée sans même vérifier sa véracité. Finalement, ces phrases que l’on retrouve régulièrement dans la presse pourraient avoir un caractère auto-réalisateur : on procède à des stratégies d’évitement parce qu’on a entendu ceci ou cela, ce qui renforce les inégalités. En effet, seuls ceux issus de milieux favorisés peuvent user de ces stratégies, laissant peu de chances aux autres élèves de connaître la mixité

[1] GRENET Julien, Chargé de recherche au CNRS, Professeur associé à l’École d’Économie de Paris, Directeur de l’Institut des Politiques Publiques. Entretien réalisé à Paris, le 6 avril 2017.

[2] DAMGÉ, M., CLAIROUIN, O. [réalisation], CLAIROUIN, O. [images], GRENET J. [intervenant]. (2014, 1 juillet). Ile de France : la ségrégation scolaire expliquée en 4 graphiques. In Le Monde.fr. Disponible sur : http://www.lemonde.fr/societe/video/2014/07/01/ile-de-france-la-segregation-sociale-dans-les-lycees-expliquee-en-4-graphiques_4448220_3224.html.

[3] FACK G., GRENET J. (2016) Mixité sociale et scolaire dans les lycées parisiens : les enseignements de la procédure Affelnet. Éducation et formation, n°91, 77-101.

[4] France Culture (13/09/2016), L’école qui déclasse, [Le journal des idées], Par Meunier, Jacques, [3’], Disponible sur https://www.franceculture.fr/emissions/le-journal-des-idees/lecole-qui-declasse, [Consulté le 12/05/2017]

[5] FACK G., GRENET J. (2016) Mixité sociale et scolaire dans les lycées parisiens : les enseignements de la procédure Affelnet. Éducation et formation, n°91, 77-101.

[6] DURAND, Y., SALLES, R., Comité d’évaluation et de contrôle des politiques publiques [2015], Rapport d’information sur l’évaluation des politiques publiques en faveur de la mixité sociale dans l’éducation nationale, 155 pages. Disponible sur : http://www.assemblee-nationale.fr/14/rap-info/i3292.asp  [Consulté le 16/03/2017]

[7] ROUX, C., (journaliste), 11-05-2015,  Najat Vallaud-Belkacem, seule contre tous , C dans l’air,  64 min, Disponible sur https://www.france.tv/france-5/c-dans-l-air/64333-najat-en-premiere-ligne.html , [Consulté le 20/05/2017]

[8] La médiation : le succès d’une nouvelle liberté, rapport 2013 du médiateur de l’éducation nationale et de l’enseignement supérieur, mai 2014, 131.

[9] BATTAGLIA, M. (2016, septembre 8). Najat Vallaud-Belkacem :  N’imposons pas autoritairement la mixité sociale dans les collèges . Le Monde.

[10] SALTEL, D. (journaliste et réalisatrice). (2017). Y’a deux écoles. [Documentaire en 4 épisodes primé]. In Arte Radio. Arte. [52 minutes]. Disponible sur : https://www.arteradio.com/serie/y_a_deux_ecoles. [Consulté le 10/03/2017]

[11] GRENET Julien, Chargé de recherche au CNRS, Professeur associé à l’École d’Économie de Paris, Directeur de l’Institut des Politiques Publiques. Entretien réalisé à Paris le 6 avril 2017.

[12] TOURRET, L., 10/04/2016, Comment favoriser la mixité sociale ? Un cas d'école, Bondy, 53min, France Culture, Disponible sur https://www.franceculture.fr/emissions/rue-des-ecoles/comment-favoriser-la-mixite-sociale-un-cas-d-ecole-bondy, [Consulté le 10/05/2017]

[13]  VAN ZANTEN, A., (2015) Les inégalités d’accès à l’enseignement supérieur. Regards croisés sur l’économie, n° 16, 80-92.

[14] SIMON, S., GREAVES, E., VIGNOLES, A., WILSON, D. (2015) What Parents Want: School Preferences and School Choice. The Economic Journal 125, n°587, 1262-89

[15] TOURRET, L. (journaliste) et FAILLET, V., FELOUZIS, G., MAURIN, L., MONS, N. (intervenants). (19/02/2017). L’école est-elle vraiment de plus en plus inégalitaire ? [Hebdomadaire sur l’éducation]. In Rue des Écoles. France Culture. [58 minutes]. Disponible sur : https://www.franceculture.fr/emissions/rue-des-ecoles/lecole-est-elle-vraiment-de-plus-en-plus-inegalitaire. [Consulté le 10/03/2017]