Entretien avec Olivier Salvatori, représentant de Liberté pour l’histoire

<=== Entretien avec M. le sénateur Jean-Jacques Hyest

Echange avec le collectif VAN (Vigilance Arménienne contre la négation du génocide) ===>

 

Entretien avec Olivier Salvatori de liberté pour l’histoire, le 4 avril 2013 à Paris :

Monsieur Salvatori, vous êtes membre de l’association Liberté pour l’histoire  qui tire son nom de la pétition lancée en décembre 2005 par 19 historiens s’opposant aux tentatives parlementaires de légiférer sur l’histoire et défendant la liberté d’expression des historiens contre les interventions politiques et les pressions idéologiques de toute nature et de toute origine. Vous êtes proche collaborateur du président de l’association, Pierre Nora, avec qui vous travaillez aux Editions Gallimard. Nous avons souhaité vous rencontrer pour éclaircir votre position à l’égard des différents types de lois mémorielles et pour lever certaines ambigüités. Dix petites questions concernant donc la loi et l’histoire et plus particulièrement le génocide arménien.

 

  • Pourquoi ces tentatives de légiférer sur un fait historique qui ne concerne la France que de loin a priori ? Pierre Nora déplore dans une tribune sur les lois mémorielles ce « sport législatif purement français ». Pourquoi ne trouve-t-on cela qu’en France ? Est-ce de l’électoralisme à l’égard de la communauté arménienne ? Existe-t-il un fort lobbying arménien auprès des partis et des assemblées ? Le législateur, s’est-il laissé emporter par une émotion et une compassion tout à fait respectable à l’égard du peuple arménien, victime de terribles massacres autour de 1915 ?

Il n’y a effectivement pas d’équivalent en Europe quant à ce sport national des lois mémorielles ; la France a un triste record ou un triste privilège dans ce domaine. Il y a une pression du corps politique pour utiliser au fond des courants de pression assez forts dans l’opinion de communautaristes, compassionnels, avec une passion des victimes où l’histoire se transforme en mémoire. Evidemment, tous les groupes mémoriels ayant des revendications ou des réparations à demander font pression pour obtenir des législations favorables dans ce domaine, à la manière de la loi Gayssot. Et donc on a appelé ça la concurrence des mémoires ou la concurrence des victimes. En tout cas, c’est un phénomène assez nettement français. Mais des phénomènes semblables sont en train de se produire en Europe de l’est autour de l’histoire  du XXème siècle et on sait aussi qu’au niveau du Parlement européen, il y a de très fortes pressions pour que soient reconnus certains génocides comme celui de la famine ukrainienne en 1932-1933. Le génocide vendéen est revenu également au niveau du Parlement français récemment ; c’est un vieux serpent de mer. Mais il y a aussi les Cathares, les Albigeois, les musulmans avec les Croisades ; les demandes ne manquent pas. C’est typique d’une communauté nationale meurtrie qui veut reconnaitre un préjudice au moins moral, souvent assorti de réparations financières. C’est pour cela que nous avons une position de principe sur la question.

On pourrait aller plus loin si on voulait expliquer ce sport législatif purement français avec des historiens comme François Furet qui disent que les Français ont la passion de l’égalité plus que de la liberté dans leurs gènes, le fond culturel et politique issu de la Révolution française. Les Anglais eux ont la passion de la liberté. Nous, nous avons la passion de l’égalité. La liberté n’est pas la première chose que l’on défend en France. Et cela se voit bien avec les lois mémorielles. Les juifs ont leur loi Gayssot, pourquoi n’aurions nous pas notre loi Arménie ? C’est ce que l’on entend le plus souvent. On voit bien que cela relève du sentiment de l’égalité, qui, dans certaines couches de l’opinion est plus fort que la question de la liberté.

Par ailleurs, les arméniens sont effectivement bien organisés, ils forment un fort groupe de pression, de lobbying, au niveau européen. Nous restons donc vigilants.

  • Monsieur Nora explique que c’est une forme de mal être, de culpabilité ou de mauvaise conscience face à l’histoire, symptomatique de notre temps, qui pousse le législateur, sous l’impulsion de groupes d’intérêts, à multiplier les lois mémorielles qui sont comme des actes de contrition. Mais en quoi ces lois mémorielles, révélatrices donc d’une repentance et d’un « masochisme national » (sic Pierre Nora) sont plus à proscrire que des mémoriaux ou des commémorations mises en place par l’Etat et qui permettent également de faire mémoire ?

Voilà une deuxième raison très forte, très puissante, pour expliquer l’avènement de ces projets de lois mémorielles. Pour reprendre la comparaison avec l’Angleterre que je faisais, nous n’avons pas fait la même Guerre. Et le peuple britannique n’a rien à se reprocher, ni pour la Seconde Guerre mondiale, ni pour la Première d’ailleurs. Pour nous, c’est plus compliqué, nous avons vu l’occupation allemande, les rafles de juifs etc… Cette douleur mémorielle est là dans l’inconscient des Français et participe au débat évidemment. Mais pour répondre à votre question, si on prend le cas des monuments aux morts de la Première Guerre mondiale (on rentre bientôt dans le centenaire de la Grande guerre et la question des monuments aux morts, de leur modernisation fait partie du projet autour de cette commémoration) ; mais là, on voit bien qu’il n’y a pas repentance, il y a plutôt un moment partagé, qui traverse les générations, une expérience douloureuse que chacun a vécu, et qui est encore très présente dans les familles : c’est autre chose. Ce que vous dites existe bien sûr, mais il ne faut pas réduire les mémoriaux à cela. Et par ailleurs, la nécessité de commémoration nationale ; il va y en avoir une là le mois prochain autour de la Résistance puisque le gouvernement a annoncé qu’il faisait du 27 mai, jour de la réunion nationale de la Résistance rue du Four à Paris, une nouvelle journée nationale, pour la célébration de la Résistance : là on voit bien que ce n’est pas non plus forcément une repentance ; en soi-même, commémorer la résistance, il n’y a là rien de coupable. Il a fallu 70 ans pour créer cette journée : on voit bien le temps nécessaire ; il n’y a presque plus de témoins, il ne reste plus qu’une vingtaine de compagnons de la Résistance dont seulement dix de valides. Cette date charnière permet d’installer cette journée de célébration au moment où la mémoire des témoins est relayée par le travail des historiens : ça c’est très important. Là on est tout à fait d’accord : c’est le bon timing, c’est le bon mode opératoire, pour éviter justement les dérives mémorielles.

  • Vous (quand je dis « vous », j’entends l’association Liberté pour l’histoire que vous représentez) déplorez la généralisation des lois mémorielles en France et ailleurs. Dans un premier temps, vous avez même demandé l’abrogation de la loi Gayssot du 13 juillet 1990 qualifiant de délit la contestation de l’existence des crimes contre l’humanité, tels que définis dans le statut du Tribunal militaire international de Nuremberg, qui ont été commis soit par les membres d’une organisation déclarée criminelle en application de ce statut soit par une personne reconnue coupable de tels crimes. Puis vous avez affirmé en 2008 que ce n’était plus à l’ordre du jour pour l’association. Quelle est votre position vis-à-vis de la loi Gayssot ? Est-elle moins dommageable que la proposition de loi visant à réprimer la négation du génocide arménien (en 2005 et 2012) ?

Lors de notre dernière assemblée générale, Robert Badinter est venu, c’était dans la foulée de l’annulation de la loi Boyer sur le génocide arménien. Et il a fait un topo très éclairant sur la distinction entre loi mémorielle et la loi Gayssot qui pour lui n’est pas une loi mémorielle. Ce n’est pas forcément un point de vue partagé par tous nos membres : il y a des divergences sur ce point. Il y en a même qui demandent l’abrogation de la loi Gayssot comme la boîte de Pandore qui a tout déclenché. L’argumentation de Badinter est intéressante : ce dont il est question dans la loi Gayssot, c’est au fond l’atteinte à l’ordre public parce que la négation de l’holocauste renvoie à l’antisémitisme, très contemporain qui se manifeste dans la vie publique par des déclarations, des agressions verbales, des textes, des écrits ; et ça va jusqu’au passage à l’acte physique, on le voit par l’augmentation de la part des actes antisémites dans les actes xénophobes, racistes etc dans les dernières années. Alors que on voit bien si on prend le cas arménien, il n’y a pas atteinte à l’ordre public ; et quand il y en a eu dans le passé, la presse et la plupart des observateurs estiment que c’était des provocations : des agents turcs qui avaient agressé des arméniens. C’est quand même extrêmement rare : on ne peut pas parler d’ « anti-arménianisme » comme on peut à juste titre parler d’antisémitisme. La loi Gayssot, il faut la regarder comme une loi permettant d’éviter certaines troubles à l’ordre public. Elle n’est pas forcément nécessaire ; c’est-à-dire qu’il y a dans la loi contre la xénophobie, le racisme déjà suffisamment d’éléments pour que les auteurs d’actes ou de propos négationnistes et antisémites puissent être condamnés.

Il y a eu et il y a toujours dans notre association des discutions sur la loi Gayssot. Dans un premier temps, elle est apparue comme la matrice de toutes les lois mémorielles. Et encore aujourd’hui, la vision de Robert Badinter que j’évoquais n’est pas partagée par tout le monde à Liberté pour l’Histoire, il y a encore des gens qui trouvent que la loi Gayssot est attentatoire à la liberté d’expression, et que c’est la boîte de Pandore d’où sont sorties et d’où ressortiront des lois liberticides de type mémorielle. La loi Gayssot est liberticide d’une certaine façon, elle gèle la discussion qui pourrait survenir. Qui sait si à l’avenir il n’y aura pas une affaire qui nous obligera à monter au créneau sur cette loi ; elle ouvre cette possibilité-là, pour l’instant ça n’a pas été le cas. Le personnes qui ont été condamnées en son nom étaient des négationnistes, étaient des révisionnistes, c’est-à-dire des antisémites camouflés.

  • Quelle est votre position à l’égard de la loi de 2001 se réduisant à un seul article « La république française reconnaît le génocide arménien » ? Le sénateur Jean-Jacques Hyest que nous avons rencontré et qui a été rapporteur des propositions de loi à l’Assemblée nous expliquait qu’il ne s’agissait pas d’une loi car elle n’avait pas de dimension normative. Il ajoutait qu’il l’aurait voté si cela avait été une résolution. Qu’en pensez-vous ? Est-ce le rôle des Etats de qualifier tels ou tels périodes et évènements de l’histoire ? Et cela a-t-il un sens ?

Il y a effectivement un arsenal à la disposition du législateur au travers de la déclaration. Et c’est ce que nous ne cessons de dire dans nos argumentaires et qui existe déjà : « Le Parlement français reconnaît le génocide arménien ». On peut être d’accord ou non avec cela, mais il n’y a rien de scandaleux. Le Parlement est dans son rôle en faisant de telles déclarations. Là où ça devient loi mémorielle c’est si on assortit de telles reconnaissances de pénalités dans la négation, la banalisation quels que soient les termes utilisés et où on voit immédiatement que ça enfreint la liberté d’expression et le travail des historiens. Ce n’est pas un hasard si c’est toujours sur les historiens que ce type de législation s’est appliquée ; et des historiens de renom : Bernard Lewis et Pétré Grenouilleau par exemple, qui ont été édités dans la maison. Donc voilà, on pense que le mode déclaratif suffit à des députés, des sénateurs, pour faire savoir à leurs électeurs qu’ils ont entendu leurs revendications, leurs souffrances ou leurs douleurs. Dans le cas des arméniens, il n’y a pas de raison d’en douter. Mais il y a un point que je voulais développer : notre président Pierre Nora et pas mal d’historiens de l’association considèrent que le terme génocide est un terme finalement juridique forgé par un juriste, Raphael Lemkin, après le tribunal de Nuremberg, et rentré en application en 1948 dans le droit juridique international. Mais en terme de concept historique, non seulement ça ne sert pas à grand-chose mais au fond ça porte une charge qui est probablement néfaste au travail de l’historien parce que c’est un terme qui est tellement utilisé dans les médias, dans le jeu politique, précisément dans ce type d’affaire que sa charge conceptuelle et historique est un peu lourde à porter. Et par ailleurs, on voit régulièrement des historiens et non des moindres expliquer pourquoi ils ne l’utilisent pas, ce terme là. J’ai vu récemment dans un livre d’un historien américain Timothy Snyder, Terre de sang, qui renouvelle complètement l’histoire de la Seconde Guerre mondiale en déplaçant le regard sur l’Est, et que c’est là qu’entre 1932 et 1945, environ 14 millions de civils ont été exécutés dans des meurtres de masses ; et il explique à la fin de son livre dans une sorte d’appendice pourquoi il n’emploie pas le terme génocide dans ce livre. Et parmi de nombreux arguments, il y en a un très original : il explique que le terme  forgé par Lemkin n’a pas été retenu pour juger les criminels nazis, et quand il a été adopté en 1948, il a été adopté à l’exclusion de ce que souhaitait Lemkin qui était d’inclure les crimes du stalinisme puisque Staline était au rang des alliés. Quand il a forgé ce concept, Lemkin avait deux crimes de masse en tête, le génocide arménien et la famine en Ukraine. Et on voit bien qu’en excluant tout un pan des crimes de la Seconde Guerre mondiale, la portée de ce terme est réduite. Quand on l’emploie, on ne peut pas ignorer, comme c’est un terme juridique, le contexte dans lequel il est né et les limitations qui lui ont d’emblée été apportées. Donc en termes historiques si vous voulez, c’est de peu de portée. Qu’est ce que ça change que l’on emploie le terme « crime de masse » ou « tueries de masse » qui est le terme qu’emploie Snyder dans son livre, et plus précisément la tuerie de masse comme arme politique. Snyder dit de plus que tous les crimes de masse qui sont traités dans son livre, que ce soit l’extermination dans la famine des prisonniers de guerre soviétiques, l’affamement de villes russes par les nazis, les déplacements éthniques, les meurtres conjoints des soviétiques et des nazis des élites polonaises, etc, tous sont des génocides au sens où Lemkin l’entendait, c’est-à-dire qu’on a tué des gens précisément dans l’intention de faire disparaître un nation ou un peuple en tant que tel. Une fois qu’on a employé ce terme là, quelle clé ça nous donne ? On est peut-être soulagé moralement au sens contemporain de ces passions mémorielles mais ça ne nous avance pas beaucoup en termes historiques. Mais là chaque membre de l’association a son point de vue. Ce n’est pas là-dessus que se font les raisons d’être de notre association : c’est lorsqu’on assortit une reconnaissance d’un crime de masse d’une pénalisation de sa négation.

Une loi uniquement déclarative ne me gène pas plus que ça, elle ne fait qu’exprimer, comme cela a toujours été fait, un consensus, une vision de l’histoire communément admise à une époque et à un lieu, et destinée à être dépassée.

  • Ne pensez vous-pas que dans le cas d’un large consensus des historiens, (de même que le terme de génocide fait l’objet d’un consensus chez la plupart des historiens), le législateur pourrait s’appuyer sur le travail des historiens et donc qualifier par la loi l’histoire sans la brimer pour autant, comme cela a été fait par la loi Gayssot ? Pensez-vous qu’une loi ne pénalisant que la négation grossière de faits établis soit réellement une menace pour l’historien ?

Je vous ai déjà donnée notre point de vue sur la question, que l’on peut illustrer notamment par les attaques judiciaires contre un jeune historien, Olivier Pétré Grenouilleau qui avait publié son livre sur les traites négrières, d’ailleurs dans cette maison [Gallimard] dans nos collections. Finalement l’association antillaise qui avait porté plainte contre lui pour banalisation d’un crime contre l’humanité reconnu comme tel dans la législation, à dire vrai la traite et l’’esclavage triangulaire sont reconnus comme crimes contre l’humanité mais ce n’était pas assorti de pénalisations de la négation. Donc cette association avait été déboutée, mais on voyait bien qu’il y avait là une pression du corps politique pour utiliser au fond des courants assez forts dans l’opinion à la fois communautaristes, compassionnels, avec une passion des victimes où l’histoire se transforme en mémoire. Pétré Grenouilleau avait écrit ce livre, les Traites négrières, qui pour la première fois, abordait la question de la traite et de l’esclavage d’un point de vue de « global history » ou « world history », un courant assez récent de l’étude historique de l’histoire mondiale. On prend un phénomène et on l’étudie non pas à l’échelle d’une historiographie nationale mais globale. Ça veut dire qu’il ne s’est pas intéressé uniquement à la traite triangulaire mais à la traite intra-africaine et à la traite du monde musulman, aux traites. Et il se trouve, comme il est écrit dans le livre et c’est ça qui a été fortement incriminé, que les chiffres globaux sont à peu près les mêmes pour les trois grandes traites.Traite africaine, traite musulmane et traite occidentale, sont à peu près à des chiffres égaux, entre trois et quatre millions de personnes dans chaque cas. Avec ce simple fait, il a été accusé de banaliser, de relativiser les responsabilités occidentales dans la traite triangulaire, donc c’est une réponse à ce que vous dites. « Relativiser », il suffit d’une approche globale et on relativise. Rappelez-vous de Thimoty Sneyder : en révélant les nombreux crimes commis, en amenant ce chiffre de 14 millions de victimes civiles en Europe de l’Est, il relativise, on pourrait dire banalise, grossièrement l’Holocauste. On peut lui faire tout-à-fait ce procès-là, et d’ailleurs je dois vous dire qu’en publiant ce livre l’année dernière en français, on craignait qu’il y ait des attaques de ce type.

  • Pensez vous que la communauté arménienne a cru trouver dans la France, patrie des droits de l’homme, un arbitre favorable dans le conflit douloureux qui l’oppose au gouvernement turque depuis bientôt cent ans ? Une réconciliation entre la Turquie et l’Arménie est-elle envisageable ? Comment la France peut-elle y contribuer ?

Tout d’abord, vous le savez peut-être, il y a une loi pro-arménienne en Suisse, et des gens ont été condamnés, des orateurs, des historiens, qui en Suisse sont tombés sous le coup de cette loi, qui est une sorte de loi Boyer, mais évidemment, que la France en effet, pays de la révolution française, pays des droits de l’homme, et admirée par les Lumières, par Kant, Hegel, pour cela, ait une loi sur l’Arménie, cela aurait un impact en terme de communication pour la cause arménienne bien plus considérable que cette loi suisse.

  • Vous affirmez sur le site la nécessité urgente d’engager le gouvernement turc à favoriser la mise en place d’une commission internationale d’historiens, sous l’égide, par exemple, de l’Unesco, chargée de faire, dans des conditions scientifiques, toute la lumière sur les tragiques événements de 1915 et le massacre des Arméniens. Cela est-il envisageable vu l’intransigeance de l’Etat turc et des historiens turcs quant à la qualification des faits ?

Voila pour la première partie de votre question. La deuxième, il est extrêmement difficile d’y répondre. Pierre Nora, dans un de ses articles du Monde, un de ses articles les plus récents dans les débats sur la loi Boyer, avait avancé des propositions sur ce terrain là, demandant qu’il y ait une commission d’historiens internationale, sous l’égide de l’UNESCO, qu’ils fassent lumière etc, ce qui lui a été extrêmement reproché,  évidemment par les Arméniens, mais également par certains adhérents de l’association, comme quoi on n’avait pas à faire de propositions en ce sens, que ce n’était pas le rôle de l’association. Il y a une situation à front renversé clairement entre les Turcs qui par ailleurs vivent une situation politique, culturelle particulière en ce moment, avec la réislamisation, la Turquie a un rôle politique majeur nouveau au Proche-Orient, devient une sorte de pôle de fédération contre le chiisme, pour le contrôle des hydrocarbures, ce qui fait que on voit mal comment la Turquie dans un avenir proche, la Turquie donc qui s’éloigne de plus en plus de la laïcité kémaliste, d’Atatürk etc, serait en mesure de rouvrir le dossier.

Mais j’ai récemment discuté, à l’occasion d’un débat organisé entre un historien arménien et un historien de Liberté pour l’Histoire, avec un historien arménien qui me disait qu’il se passait actuellement beaucoup de choses dans la communauté des historiens turcs, une liberté d’expression nouvelle, des prises de paroles, de nouveaux sujets qui sont abordés et qui ne l’étaient pas avant, donc ça bouge quand même, y compris à Istanbul où il va souvent faire des recherches, il n’y est pas interdit de séjour bien qu’il soit très connu comme historien. Néanmoins, des perspectives de réconciliation, dans une situation quand même un peu de radicalisation de la Turquie me paraissent personnellement très utopiques. C’est souhaitable mais il faut des partenaires, à commencer par les Turcs.

  • Un philosophe français, Frédéric Worms, a dit quelque chose d’intéressant. Il a dit, je cite, « Tout d’abord, si la dignité de la personne humaine est bafouée par l’exécution de crimes contre l’humanité, quels qu’ils soient, elle l’est aussi par la contestation de ces mêmes crimes généralement considérée comme l’étape ultime de tout processus génocidaire :  » Le négateur fait au témoin ce que le bourreau fait à la victime  »  ». C’est comme si le négateur retournait un couteau dans la plaie déjà douloureuse d’un peuple qui a été victime de terribles atrocités et poursuivait ainsi l’œuvre des génocidaires. Cela ne mérite-t-il pas d’être puni ? Qu’en pensez-vous ?

Le problème, c’est qu’il faut d’abord admettre la qualification génocidaire,  qui, comme je vous l’ai dit tout à l’heure est très difficile à manipuler, très difficile à reconnaître précisément, compte tenu de ces ambiguïtés fondamentales, à la fois historiques, juridiques, conceptuelles, faire preuve qu’il y a eu une double intentionnalité. On voit bien qu’il y a eu de très nombreux crimes de masse, des crimes de masses comme crimes politiques et l’histoire peut se résumer en une succession de crimes de masse, alors est-ce- que l’on doit criminaliser l’ensemble de l’histoire ? Criminaliser en l’absence de criminels, puisque tout le monde est mort ? En l’absence de victimes ?  On pourrait développer ce sujet, comme le passé s’est transformé en mémoire, c’est l’époque que nous vivons, cette époque est apparue historiquement, elle disparaitra historiquement aussi, donc il ne faut pas oublier que l’on parle de ces discussion là dans ce moment mémoriel de la pensée historique, mais il en existe de nombreux autres. Il est très probable d’ailleurs que des actions comme celles des débats autour des lois mémorielles participent à faire évoluer cette situation.

  • Estimez-vous que la voix de l’association est suffisamment entendu ?

Oui plutôt. Et cela bien souvent étonne les étrangers que je rencontre qu’une si petite association (aucun permanent, entre cent et deux cent adhérents seulement, …) bénéficie d’une telle portée. La première raison est qu’en France, on bénéficie du statut de l’association de 1901 : il est très facile de se rassembler, de lever les cotisations des adhérents et de maintenir une vigilance ou une présence médiatique ce qui fait qu’une petite association comme la notre est capable d’avoir une caisse de résonance fantastique. La deuxième raison est la proximité des élites avec le pouvoir : c’est une chose que l’on ne retrouve pas ailleurs en Europe. Ici, la concentration parisienne, la proximité avec le pouvoir politique, la presse, les intellectuels, les médias fait que tout ça a été possible et l’est encore.

Ça c’était aussi retrouvé au moment de la discussion lancée par Bernard Accoyer lorsqu’il était président de l’Assemblée Nationale. Il avait lancé une réflexion pour les députés sur la question des lois mémorielles. Et au cours de cette discussion en 2008 comme lors de celle de l’année dernière en 2012, dans les deux cas les positions de Liberté pour l’Histoire ont été écoutées. Notre président Pierre Nora et notre vice-présidente Françoise Chandernagor on été auditionnés, et dans le rapport Accoyer, l’association était citée et les arguments de Bernard Accoyer pour recommander aux députés de ne plus voter de loi mémorielle, ainsi que ceux de Jean-JacquesHyest pour inviter les sénateurs à ne pas voter la loi Arménie, se référaient explicitement à nos positions et nos déclarations.

LPH, en dépit de la faiblesse de ses moyens et de ses ressources, gagne petit à petit la bataille de l’opinion, au moins chez les preneurs de décisions.

  • Hollande a reçu le 12 novembre dernier le président arménien Serge Sarkissian et il aurait promis de faire voter ce projet de loi même si pour l’instant il n’est pas à l’ordre du jour ? Va-t-on assister au même scénario ? Vous y opposerez vous avec la même fermeté si le texte était encore débattu, dans l’hypothèse d’un changement significatif du texte, par exemple une délimitation claire de la notion de relativisation et banalisation grossière ?

François Hollande n’a pas du tout renoncé à la loi Boyer et ça peut nous tomber dessus à n’importe quel moment. On ne baisse pas les bras et on sait qu’on est un acteur avec lequel ils doivent compter. On ne peut pas faire n’importe quoi. Quand on voit le nombre de députés et de sénateurs qui se sont opposés, et de tous les bords, ça montre quand même une chose : il y a un clivage dans l’opinion, parmi les élites entre les tentations électoralistes (Boyer député des Bouches du Rhône avec forte communauté arménienne, ça représente un électorat significatif) et le réalisme législatif. On sait que c’est à la veille de chaque consultation nationale que des lois mémorielles sont débattues. Nous l’avons vu notamment à la veille de l’élection présidentielle où le président sortant et le candidat Hollande se sont relayés devant un monument aux victimes des massacres en Arménie à quelques heures d’intervalle, et ayant tous les deux un projet de loi visant à criminaliser la négation du génocide arménien. Il y a les municiaples l’année prochaine et il est tout à fait probable que cette question va revenir. Est-ce que nous, à ce moment là, nous changerions d’avis ? Pour toutes les raisons que j’ai brièvement essayées de vous dire, je ne vois pas ce qui, sur le plan des principes, sur le plan des faits, nous amènerait à changer notre fusil d’épaule.

Nous sommes donc vigilants même si depuis quelques temps, l’association est quasiment en veilleuse. Nous ne nous faisons guère d’illusion, nous savons que d’autres projets de loi seront proposés, mais d’un autre côté nous sommes assez optimistes : nous voyons mal comment de nouvelles propositions de loi pourraient ne pas être retoquées par le Conseil. Il y a eu différents avis de juristes publiés dans la presse après l’échec de la loi Boyer, tous étaient unanimes : c’est fini. Il y a eu un éditorial dans le Monde : « La fin des lois mémorielles ». On avait l’impression d’une page qui se tournait. Maintenant, les mêmes causes produisant les mêmes effets, la passion victimaire, les raisons électoralistes, la compassion, le communautarisme font qu’il est bien certain que d’autres tentatives de proposer des lois viendront, c’est pourquoi nous ne sommes pas dissous et que nous restons vigilants.

Merci Monsieur Salvatori d’avoir donné de votre temps pour répondre à nos questions avec autant de bienveillance et d’exactitude.

<=== Entretien avec M. le sénateur Jean-Jacques Hyest

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