Évolution de l’économie du développement

Depuis dix ans, on assiste à un intérêt grandissant et un succès fulgurant des RCT dans l’évaluation des politiques publiques et plus largement dans l’économie du développement. On se donne ici l’objectif d’en saisir tous les enjeux, d’esquisser plusieurs explications possibles souvent complémentaires apportées par nombre d’acteurs et de comprendre comment et pourquoi Esther Duflo et le J-PAL cristallisent autant d’attention, focalisent l’espoir de certains, attirent les critiques d’autres ; pour cela, on dresse un portrait bref et nourri par les éléments venus de ceux qui font ou qui observent aujourd’hui l’économie du développement de ce qu’elle fut dans toutes ses dimensions économiques, historiques et politiques. Par la suite, focalisation est faite sur l’évolution des RCT dans l’évaluation des politiques économiques et sociales.

Développement et pauvreté

Une définition communément admise est celle de l’économie du développement comme le recours à l’ensemble d’outils et de techniques aussi bien micro-économiques que macro-économiques pour décrire, analyser et répondre aux problèmes d’éducation, de santé, d’organisation institutionnelle, de gestion de l’environnement, de gestion des ressources naturelles et bien sûr de structures économiques et sociales. Son objet est tout ce qui est le siège de la pauvreté au sens large, que ce soient à l’échelle de l’individu, du ménage, du groupe, du village, de la communauté, de la région, du pays, de l’ensemble régional et même du continent.

En ce qui concerne le développement, la principale question qui émerge est celle de la notion d’aide. Esther Duflo[ref] estime que « la pauvreté n’est pas la faim et le développement n’est pas l’aide », ce qui a pourtant été la vision dominante durant la seconde moitié du XXe siècle. Aujourd’hui encore, cette question reste un point d’achoppement majeur. Les deux principaux points de vue sont représentés par William Easterly pour qui l’aide au développement n’ayant aucun rapport prouvé avec une augmentation de la croissance, il faut l’abandonner, et par Jeffrey Sachs qui incite à verser 195 milliards de dollars par an pour aider les pays en développement à sortir du « piège de la pauvreté ». Sur ce plan-là, François Bourguignon s’inscrit tout à fait dans la lignée d’Esther Duflo, tant et si bien que l’un de ses leçons au Collège de France servira à répondre par la négative à la question « l’aide au développement aide-t-elle le développement ? ». Même son de cloche chez une très grande majorité d’acteurs universitaires comme ce chercheur que nous avons interrogé[ref] et qui a souhaité rester anonyme, dont l’interrogation est symptomatique d’un scepticisme généralisé et pour le coup consensuel sur l’inefficacité à elle seule de l’aide extérieure aux pays en développement: « Est-ce que lutter contre la pauvreté et agir pour le développement, c’est la même chose ? Question délicate, je n’en suis pas sûr. »

Il reste à définir ce que recouvre le terme de pauvreté. La notion est telle qu’elle est définie par la méthode de mesure que l’on en fait. Deux approches sont utilisées qui traduisent chacune une conception différente confinant à une vision politique. Le critère discriminant la pauvreté est le seuil qui n’est autre qu’un ensemble de données en dessous desquelles un individu est considéré comme pauvre. On entrevoit déjà que la pauvreté est directement liée à un tel seuil, choisi arbitrairement. Une première approche dite « absolue » consiste à fixer un seuil au niveau alimentaire, sanitaire, monétaire, etc. pensé comme étant une borne inférieure de conditions de vie permettant de répondre aux besoins de première nécessité. À titre d’exemple, il est de 2400 calories par jour pour un état de pauvreté alimentaire, de 1800 pour une extrême pauvreté. Cette approche est celle adoptée par le continent nord-américain et par nombre d’institutions internationales parmi lesquelles la Banque mondiale. Une seconde approche dite « relative » consiste comme son nom l’indique à définir un état de pauvreté relativement à l’état global de la population. Il s’agit souvent de définir ainsi la pauvreté monétaire comme étant le gain d’un revenu inférieur à un certain pourcentage du revenu médian de la population, pourcentage fixé à 60 % pour la mesure de la pauvreté sur le continent européen par Eurostat (direction générale de la Commission européenne chargée de l’information statistique à l’échelle communautaire). Cette seconde approche peut être trompeuse : un appauvrissement de la classe moyenne, toutes choses égales par ailleurs, conduit à une réduction de la pauvreté. Politiquement, ces deux approches sont en fait les deux versants d’une certaine conception politique, la première étant plutôt d’inspiration « socialiste » (la pauvreté résulte de l’exclusion et de la discrimination dans l’accès aux ressources et denrées), la seconde étant davantage « libérale » (la pauvreté résulte de l’incapacité de l’individu à s’épanouir comme les autres).  En réalité, il apparaît que ces deux méthodes sont difficilement comparables du fait qu’elles ne mesurent pas la même chose : là où l’approche absolue rend compte du dénuement, l’approche relative décrit les inégalités. Il est régulièrement fait état d’une diminution de la pauvreté dans le monde, notamment par la Banque mondiale, mais comme le rappelle François Bourguignon[ref], son ancien vice-président, la pauvreté a en réalité augmenté si on adopte l’approche relative. Cette divergence de vue n’est qu’apparente : la pauvreté absolue a bel et bien diminué, au moins proportionnellement, mais les inégalités se sont creusées. Aussi, comme le montrent ces différentes approches et conclusions que l’on en tire, la pauvreté apparaît comme un concept difficile à cerner et à définir. Le chercheur qui nous a accordé un entretien[ref] s’interroge sur ce point :

« Qu’est-ce que la pauvreté pour Esther Duflo ? Voilà une question bien compliquée, ou en tout cas telle que je préfère ne pas me prononcer. Il y a des éléments dans son livre Repenser la pauvreté mais rien ne me permet de répondre de façon univoque. Je ne vois pas forcément d’unité de la conception de la pauvreté chez les randomistas, ni même ailleurs ; il y a une unité de méthode – et c’est cette unité qui est intéressante – mais pas d’unité intellectuelle au niveau d’une approche de la pauvreté comme elle pourrait exister dans un laboratoire de sociologie. »

Quel que soit le chiffre retenu pour évaluer le nombre de pauvres dans le monde, Esther Duflo[ref] souligne que tous n’ont pas faim, dans le sens où dénuement ne signifie pas nécessairement famine. Elle tient à mettre en avant le fait que les pauvres ont aussi des besoins non vitaux. Elle prend l’exemple d’un homme rencontré au Maroc qui s’était volontairement privé d’un excédent de nourriture pour acheter un poste de télévision. En dehors des périodes intenses de récoltes, il témoignait de la faible activité dans le village (dont l’économie est presque exclusivement fondée sur l’agriculture) qui le contraignait à tromper l’ennui. On voit ici l’arbitrage fait entre confort et survie, qui met en lumière des mécanismes et des besoins perçus comme au moins aussi importants que des nécessités vitales. À rebours d’une vision monétariste, Esther Duflo et ses collaborateurs apportent une conception neuve de ce que c’est la pauvreté. Cela étant, la non-unicité de ses mesures, partant d’un problème de fond de conception de ce qu’est la pauvreté, rend difficile l’émergence d’un consensus : il y aurait autant de moyens de concevoir la notion que de façon de la mesurer. D’ailleurs bien souvent, les acteurs ne définissent pas ce qu’ils entendent par pauvreté.

De façon paradoxale, ce qui constitue la pierre angulaire de l’économie du développement apparaît déjà comme un phénomène fuyant et soumis à l’interprétation de chacun, sans qu’il soit donné de définition claire de ce que les uns et les autres entendent par « pauvreté ».

Le triptyque évolutif

L’évolution de l’économie du développement depuis sa montée en puissance au sortir de la Seconde Guerre mondiale est souvent décrite en trois phases ; la littérature économique est relativement unanime quant à ce découpage qui balise une discipline qui s’est construite en lien avec l’histoire et sous l’influence de grandes politiques ou conceptions idéologiques. François Bourguignon[ref] s’est prêté à ce jeu qui jette des repères significatifs et un éclairage intéressant sur les causes et les effets.

Accumulation

L’économie du développement devient une discipline à part entière à la fin de la Seconde Guerre mondiale et gagne ses lettres de noblesse dès que s’engage le processus global de décolonisation, qui marque le début de la première phase. Le paradigme dominant est alors celui de la planification à une époque où n’existe pas encore la mondialisation et où les nations fonctionnent selon le principe des économies fermées. On pense alors que le sous-développement est un problème interne qui prend ses racines à l’intérieur même des pays et des ensembles régionaux, de leurs structures économiques propres et surtout de la préemption des richesses par le colonisateur ainsi que le retard ou l’absence d’industrie (on imagine alors que le développement des colonies nouvellement indépendantes doit suivre le même chemin que celui tracé par la Révolution industrielle). Par ailleurs, la conception du développement est alors celle de l’accumulation ; l’économie voit elle venir l’âge d’or de la formalisation théorique : « c’est une époque où les économistes matheux sont particulièrement heureux » ainsi que l’exprime François Bourguignon lors de sa leçon inaugurale au Collège de France pour la chaire « Savoirs contre pauvreté ». Le monde est alors témoin de quelques miracles économiques comme le Brésil, la Côte d’Ivoire ou encore la Corée. Mais le modèle qui ne fait alors pas vraiment débat s’essouffle et le schéma global explose lors du choc pétrolier et de la crise de la dette.

Comportements privés

Dès lors, le monde assiste à un changement paradigmatique profond, à ce que François Bourguignon[ref] appelle un « tournant libéral » avec l’arrivée au pouvoir d’une part de Ronald Reagan aux États-Unis, d’autre part Margaret Thatcher au Royaume-Uni. L’idée reste que l’accumulation est source de développement mais les grandes organisations internationales, les décideurs politiques et les acteurs universitaires suivent un mouvement général qui tend à considérer que les comportements privés sont influencés par les politiques et que ce sont les comportements privés qui permettent ou non l’accumulation. C’est ce qu’on appelle le consensus de Washington, l’idée répandue qu’il faut s’atteler aux problèmes économiques intrinsèques des pays en sous-développement en procédant à de grands et profonds ajustements structurels par un succession de vagues de privatisations et de libéralisation du marché du travail. On est alors témoin du décollage asiatique, notamment celui de la Chine une fois les grandes réformes d’ouverture au marché effectuées. Pourtant, ce « cadre idéologique du consensus de Washington, qui n’en est pas vraiment un d’ailleurs » selon le chercheur interrogé[ref] qui précise qu’il a toujours existé un débat et des critiques, montre des signes de faiblesse et un certain nombre d’échecs qui révèlent que ces politiques seraient peut-être contre-productives. À titre d’exemple, l’Indonésie voit son PIB reculer de 12 % en un an, ce qui est symptomatique d’un problème de fond. Comme l’évoque François Bourguignon[ref], conscience est alors prise que « la même politique ne produit pas les mêmes effets selon le contexte », et surtout que les souverainetés politiques ont été négligées à tort au profit d’interventions supra-étatiques, ce qui lui fait rappeler que « les politiques sont décidées par les acteurs du pays, pas par Dieu, quand bien même Dieu s’appelle FMI ou Banque mondiale ».

Le temps des évaluations

Sur ce arrivent les années 2000 et l’entrée dans le nouveau millénaire coïncide avec un bouleversement radical de la conception de l’économie du développement. Un certain nombre de chercheurs, parmi lesquels Esther Duflo et Abhijit Banerjee, deviennent les figures emblématiques d’un mouvement plus général de rejet de la façon dont est traité le problème du sous-développement dans le cadre du consensus de Washington et en réaction à des théoriciens tels que William Easterly ou encore Jeffrey Sachs dont les pensées ont été évoquées plus haut. Le propos d’Esther Duflo et d’Abhijit Banerjee est qu’il faut cesser de décréter qu’il faut déployer tel ou tel système de mesures et prendre à bras-le-corps le problème en évaluant précisément ce qui fonctionne et ce qui ne fonctionne pas, dans l’optique d’apporter une aide maîtrisée et évaluée dans un souci de « ne pas trop dépenser ». Esther Duflo[ref] expose sa démarche en partant du cas des deux économistes cités précédemment :

« William Easterly estime que les évaluations sont impraticables pour beaucoup des grandes questions de développement et affirme qu’en adoptant les évaluations aléatoires, les chercheurs en économie du développement ont ravalé leurs ambitions car ne répondraient plus qu’à des petites questions ; Jeffrey Sachs voit lui dans la corruption un piège de pauvreté puisque cette dernière engendre la corruption qui nourrit elle-même la pauvreté et propose pour briser le piège de se concentrer sur la pauvreté des pays en voie de développement. Une réflexion attentive et des évaluations rigoureuses peuvent nous aider à concevoir des systèmes permettant de juguler aussi bien la corruption que l’inefficacité. Ce n’est pas là ravaler nos ambitions : nous croyons que des progrès graduels et l’accumulation de petits changements peuvent parfois aboutir à une révolution douce. »

Ces chercheurs se présentent « avec une posture au début extrêmement modeste, en disant qu’il fallait arrêter de faire de grandes incantations économiques sans savoir si elles étaient réellement efficaces, et à la place essayer de faire des expérimentations ciblées pour tester scientifiquement l’impact de telle ou telle politique », comme l’explique le chercheur que nous avons pu interroger[ref]. C’est une véritable remise à plat que prône ce mouvement qui séduit, et surtout le recours à une méthode, celle des RCT pour évaluer les politiques publiques. Signe qu’il est dans l’air du temps, ce retour à l’évaluation empirique s’est répandu au sein même des institutions internationales, notamment la Banque mondiale qui « mène de plus en plus un effort d’évaluation de ses propres projets » selon François Bourguignon[ref]. Plus encore, cette vision de l’économie a largement imprégné les collaborateurs de telles institutions qui ont intériorisé la supposée nécessité de recourir à l’expérimentation de façon systématique. François Bourguignon[ref] rapporte sous ce titre une anecdote éclairante : dans certains cas, lorsque des gouvernements faisaient appel à la Banque mondiale, il était impossible de fonder ses conseils sur une base expérimentale. Dans de telles situations, il utilisait alors des modèles théoriques simples ce qui menait invariablement ses collaborateurs à lui demander sur quel fondement empirique il se fondait.

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