L’homme deshumanisé

Une stimulation cognitive au détriment de la sensibilité humaine ?

En se focalisant uniquement sur l’augmentation de nos capacités cognitives, ne risque-t-on pas de perdre de vue certains attributs essentiels à l’épanouissement de l’individu tels que “le sens critique, la conscience de soi et des autres, l’imagination” ? (Naccache, 2015) Selon François Berger, les transhumanistes en sont restés à une vision cybernétique des années 1970 ; le cerveau ne peut se modéliser sans l’histoire du sujet et son interaction avec l’environnement. Le libre arbitre ou la créativité résultent de mécanismes fins, et un déséquilibrer délibérément les performances de l’individu pourrait générer un déséquilibre de ces derniers. Dès les années 1950, le neurologue russe Alexandre Luria avait montré que les hommes à la mémoire exceptionnelle, les hypermnésiques, sont particulièrement peu sociables et déprimés. Débordés par les connaissances qu’ils accumulent, ils perdent leurs repères, alors que “ce qui fait la qualité de notre mémoire est justement sa capacité à mobiliser le bon souvenir, au bon moment”, fait valoir Hervé Chneiweiss. L’exemple du souvenir, constituant majeur de l’identité humaine, souligne à quel point la construction de soi est dépendante de l’interaction avec l’environnement.

Toutefois, lors de notre entretien, Kevin Warwick soulignait qu’il estime le cerveau capable de gérer intelligemment l’information dont il dispose :

“I think the brain is good at making sure we won’t become overloaded.” Kevin Warwick

En particulier, il soutient qu’une amélioration de la mémoire ne nous empêcherait pas d’oublier sélectivement et de choisir quels souvenirs ramener à soi. Il précise par ailleurs que si nous parvenions à externaliser notre mémoire, nous éviterions les risques de troubles psychologiques liés à une amélioration cognitive.

Une manipulation du génome chez l’embryon ?

Dans ce contexte, que penser des perspectives de dopage des performances cognitives par modification génétique chez l’embryon ? Est-il acceptable de modifier génétiquement les cellules germinales (non fécondées) et embryons (fécondés) pour faire émerger une générations aux capacités cognitives optimales ? Dans la publication “Genetic Enhancement of Learning and Memory in Mice” (Nature, 1999), Joe Z Tsien et ses collègues font l’état d’une expérience de modification transgénique menée chez des souris. Ces dernières ont pu développer un sens de l’orientation deux fois plus important que chez les souris témoins sans par ailleurs manifester de troubles physiologiques.

Aujourd’hui, la technologie d’édition de gènes CRISPR  donne aux scientifiques la possibilité de réécrire entièrement les gènes, ce qui permettrait la prévention et le soin de maladies ou handicaps divers. Toutefois, dans un rapport datant de 2016, l’Académie Nationales des Sciences (Etats-Unis) souligne le risque de dérive vers une utilisation de ces technologies pour améliorer l’espèce humaine.

Où la science mène-t-elle l’espèce humaine ?

Ainsi s’ouvrent les perspectives d’une société d’homme nouveaux, dont l’évolution serait en permanence guidée par modification génétique ou par des techniques de stimulation cérébrale. Paul Zehr, professeur en neurosciences ayant travaillé sur les contrôle des fonctions motrices, met en garde sur ces risques de dérive de la nature humaine  : future applications of emerging technology can continue to shift us from our subspecies of homo sapiens sapiens to the transformative homo sapiens technologicus—a species that uses, fuses and integrates technology to enhance its own function (Zehr, 2015)

Cette dérive est-elle à craindre ? Par ailleurs, n’est-elle pas déjà d’actualité ? Les stimulants cognitifs tels que la caféine ou les technologies que nous utilisons quotidiennement ne représentent-ils pas déjà une extension de nos capacités naturelles ? C’est l’idée que soutient Elon Musk lorsqu’il affirme :

“Everyone is already superhuman, and a cyborg” Elon Musk

Dépassement de l'homme