Interview d'Alberto Acosta

Alberto Acosta est un des initiateurs du projet Yasuni. Il est économiste et enseignant-chercheur à la FLACSO (Faculté latino-américaine de sciences sociales), en Équateur. Il a notamment été président de l’Assemblée et ministre de l’Energie et des Mines, poste à partir duquel il a présenté publiquement cette initiative pour la première fois. C’est aussi un des fondateurs de Movimiento País, le mouvement politique du président de la République, Rafael Correa.

Cet entretien est une retranscription d'un entretien réalisé par Matthieu Le Quang, doctorant en science politique à l’Institut d’études politiques d’Aix-en-Provence et chercheur associé à la section équatorienne de la Faculté latino-américaine de sciences sociales (FLACSO).

Ce projet est le résultat d’un effort collectif qui a déjà une longue histoire ainsi que de nombreux processus qui ont convergé à un moment donné. Quand j’ai présenté cette idée publiquement pour la première fois, début 2007, beaucoup de temps s’était déjà écoulé depuis qu’on avait commencé à travailler, pour la première fois, sur une proposition qui cherchait à mettre en place un moratoire sur l’activité pétrolière en Amazonie équatorienne. Cela a émergé d’abord à partir des luttes de résistance des peuples indiens, particulièrement dans le centre-sud de l’Amazonie, pour empêcher que l’activité pétrolière ne s’étende vers leurs territoires, avec aussi les groupes de colons métis dans le nord de l’Amazonie et les peuples indiens affectés par l’activité de la compagnie Chevron (antérieurement Texaco). C’est un premier point sur lequel il faut être clair. Il y avait un processus de lutte qui s’est concrétisé avec le procès contre la Texaco en Équateur et qui constitue un événement marquant dans la résistance de la société amazonienne et nationale contre les pratiques prédatrices des entreprises pétrolières.

À partir de ces processus sociaux, au cours desquels d’autres groupes sont intervenus, en particulier Acción ecológica, on a commencé à discuter de la possibilité d’un moratoire pétrolier. Il y a déjà plusieurs années, quasiment 10 ans, cette idée s’est concrétisée dans un petit livre ayant pour titreEcuador post-petrolero. On a donc parlé de cette possibilité de moratoire pétrolier. Petit à petit, nous nous sommes concentrés non seulement sur le fait d’empêcher l’élargissement de la frontière pétrolière mais aussi sur le renforcement des propositions de conservation et de respect des territoires indiens. Il est très connu que l’Équateur est un pays privilégié en termes de biodiversité ; dans la zone où ils voulaient développer l’activité pétrolière liée à l’ITT, il y a deux aires de protection très importantes : le Cuyabeno et le Yasuní. Ce sont des zones qui ont une énorme biodiversité, produit du fait qu’elles n’ont pas été affectées par la glaciation. Ce sont des réserves du Pléistocène d’où le fait qu’elles soient particulièrement riches en termes de vie. Quand la glaciation s’est produite, les parties nord et sud de la planète ont été recouvertes par la glace jusqu’à plus de la moitié de l’Europe, y compris l’ensemble des États-Unis. Donc, dans cette zone centrale de la planète, la vie s’est concentrée. La vie n’a pas été affectée. Ce phénomène est allé plus loin puisque cela a repeuplé la région que nous connaissons actuellement comme l’Amazonie. Cela explique cette énorme biodiversité.

Mais ce que je trouve intéressant de rappeler comme idée c’est que nous avons formulé une stratégie spécifique pour cette région, dès que j’ai été nommé ministre de l’énergie et des mines en janvier 2007. Avant de prendre mon poste comme ministre, j’ai travaillé sur cette initiative, en particulier avec Esperanza Martínez. Elle m’a présenté un document de synthèse où on discutait de cette possibilité. Ensuite, au ministère, on a peaufiné cette proposition. Voici la première phase de cette idée.

Il faut noter qu’initialement, cette proposition révolutionnaire, sans aucun doute possible, a provoqué un affrontement à l’intérieur du gouvernement du président Correa, qui a eu, au début, quelques objections venant des urgences économiques qu’a un pays aussi pauvre que l’Équateur. D’un côté, c’est moi qui menais l’initiative comme ministre de l’énergie et des mines. C’était une décision peu comprise par la logique traditionnelle. Il était inconcevable que le propre ministre de la branche propose de laisser le pétrole sous terre, de ne pas exploiter le pétrole. D’un autre côté, le président de l’entreprise étatique Petroecuador qui voulait exploiter ce pétrole, faisait pression à l’intérieur et à l’extérieur du gouvernement pour accélérer cette exploitation. Il faut prendre en compte que j’étais le président du directoire de Petroecuador, l’autre était le président exécutif de la dite entreprise. Nous avions des positions opposées. Pendant que je cherchais à consolider le projet de non-extraction pétrolière, le président de l’entreprise étatique accélérait les contrats pour livrer ce gisement d’hydrocarbure à plusieurs entreprises pétrolières. C’en était à un point tel que, sans m’en informer, il négociait avec les entreprises étatiques du Chili (Enap), de la Chine (Sinopec) et du Brésil (Petrobras). Il discutait aussi avec l’entreprise étatique vénézuélienne (PDVSA) pour extraire le pétrole. Son objectif était d’arriver à signer un accord pour extraire rapidement le pétrole.

La situation était tendue. À tel point que le directoire de Petroecuador s’est réuni – les sessions commençaient normalement à 6h du matin –, en présence du président de la République. Ce dernier a écouté les arguments des deux parties. Il a finalement opté pour la thèse de laisser le pétrole en terre, à condition qu’il y ait une compensation financière internationale, parce que, à cette époque, nous parlions de « compensation »… S’il n’y avait pas de compensation financière, on exploiterait le pétrole, déclara le président. Il faut reconnaître qu’à partir de ce moment-là, le thème financier a été au centre du débat et a servi à faire baisser les tensions autour du fait que le pays perdrait beaucoup s’il renonçait à l’extraction.

Ainsi, cette idée a commencé à aboutir dans le milieu gouvernemental. Jusqu’à son approbation vers mi-2009, elle a traversé un processus complexe et très contradictoire de rapprochements et de distanciations. À de nombreuses reprises, surtout à l’extérieur, le président Correa a fortement soutenu cette initiative, alors que, dans d’autres occasions, il l’a contesté et a fait marche arrière, freinant l’avancée du projet.

Dans ce processus de lutte et d’apprentissage où se combinent la résistance et la construction d’alternatives, nous avons clairement compris, même pendant les discussions avec Rafael Correa avant qu’il ne soit candidat aux présidentielles, que l’extraction de pétrole, seule, n’était pas suffisante pour développer le pays.

L’Équateur a déjà une longue tradition d’exploitation pétrolière en Amazonie, et ne s’est pas développé. Nous avons commencé à exporter le pétrole amazonien en 1972 ; même si bien avant, à partir de la seconde décennie du XXème siècle, nous avions exporté du pétrole depuis la péninsule de Santa Elena mais en plus petite quantité. Depuis que l’or noir a coulé pour la première fois le 23 mars 1967, et plus concrètement depuis août 1972, quand le premier chargement de pétrole a appareillé vers le marché international, nous avons extrait plus de 4 milliards de barils de pétrole. Le pays a reçu plus de 90 milliards de dollars. Et nous ne nous sommes pas développés.

Donc nous arrivons à une question simple : faut-il continuer à faire la même chose ? La réponse est non. L’extraction du pétrole en Amazonie, directement et aussi indirectement, a conduit à détériorer les conditions environnementales et sociales de la population amazonienne. Nous souffrons d’une terrible déforestation, érosion, contamination du sol, de l’eau et de l’air. Le nord-ouest de l’Amazonie équatorienne est totalement différent de ce qu’il était avant. J’ai eu l’opportunité d’être dans cette région en 1969. À cette époque c’était la forêt ; aujourd’hui, il n’y a plus de forêt, il y a une forte détérioration environnementale et aussi humaine.

Les provinces amazoniennes enregistrent les plus hauts taux de pauvreté de tout l’Équateur, mais ce sont celles où il y a le pétrole qui sont les plus pauvres de cette région.

De plus, une déforestation amazonienne continue provoque des pertes d’eau dans les Andes équatoriennes et dans le reste du pays. Les nuages amazoniens sont de moins en moins compacts et cela conduit à une réduction du débit de l’eau de pluie.

Ajouté à cela, nous avons fait comprendre au président l’importance qu’a l’énorme biodiversité existant dans cette région de l’Amazonie. Sur un seul arbre du Yasuní, il peut y avoir un plus grand nombre d’espèces de scarabées natifs que dans toute l’Europe. Sur un hectare du Yasuní, il y a un plus grand nombre d’espèces d’arbres natifs que dans toute l’Amérique du Nord. Pendant la glaciation de la planète, comme je l’ai signalé auparavant, la vie s’est concentrée ici.

De plus, nous lui avons présenté des raisons éthiques indiscutables. Dans ces réserves, vivent des peuples isolés, des peuples libres en isolement volontaire : les Tagaeri, les Taromenane et les Oñamenane [qui font partie de la nationalité Waorani]. Donc nous avons un défi humain énorme. Sur ce point, cela vaut la peine de mentionner que, depuis le ministère de l’énergie et des mines, j’ai travaillé avec le ministère de l’environnement pour élaborer une proposition de politique publique pour des peuples en isolement volontaire.

Nous avons noté un fait qui ne peut pas rester à la marge : l’activité pétrolière de la compagnie Chevron-Texaco, entre les années 1960 et 1990, a provoqué la disparition de deux peuples entiers, les Tetetes et les Sansahauris. Nous n’entendrons plus jamais les voix, les rires, les commentaires, les jeux, les chants, les pleurs de ces populations. Ils ont tous disparu. Ce fut le choc avec la « culture occidentale et chrétienne » qui a fini par tuer ces peuples. Pour compléter cette tragédie, de manière ironique, les noms de ces deux peuples disparus servent à nommer deux forages pétroliers dans le nord de l’Amazonie équatorienne où habitaient ces peuples...

Il y a bien plus : la responsabilité de Texaco est impliquée dans tous les dommages économiques, sociaux et culturels causés aux Indiens siona, secoya, cofán, kichwa et waorani, en plus des préjudices aux colons blancs-métis. En ce qui concerne le psychosocial, les plaintes sont multiples : violence sexuelle de la part des opérateurs de la compagnie contre les femmes adultes et les mineures métisses et indiennes, avortements spontanés, discrimination et racisme, déplacements forcés, impact culturel nocif et rupture de la cohésion sociale.

Et enfin, extraire ce pétrole, non seulement affecterait la biodiversité et la vie – ce qui est déjà un motif suffisant pour ne pas le faire – mais provoquerait aussi l’émission d’environ 410 millions de tonnes de CO2. C’est un pétrole lourd qui contient beaucoup de souffre et qui doit être décontaminé. Cela aurait un coût important, non seulement pour l’Équateur, mais pour l’humanité, et en particulier aux yeux des pays riches qui sont ceux qui ont le plus pollué et qui se préoccupent, en ce moment, de freiner cette pollution.

Donc tous ces éléments, ajoutés à la nécessité de penser à une économie post-pétrolière, en considérant que les réserves pétrolières sont en train de se terminer dans le pays, ont donné forme à un scénario pour exiger la non-exploitation de l’ITT.

Tout ce qui a été vu auparavant a été complété par des réflexions tendant à envisager une nouvelle modalité d’accumulation, orientée vers la construction d’un schéma post-pétrolier, c’est-à-dire d’une économie post-extractiviste. L’Équateur, comme presque tous les pays qui ont prétendu se développer sur la base de l’exportation de pétrole et aussi de ressources minières, est passé par une voie très complexe. Ces pays ont consolidé des économies de rente, des sociétés clientélistes et des gouvernements teintés d’autoritarisme. Cette question est encore en discussion au sein du gouvernement du président Correa et, aussi, dans les gouvernements considérés comme progressistes dans la région.

Le projet dépasse la vision et les mécanismes du Protocole de Kyoto, même s’il surgit avec une proposition de compensation. Au moins la moitié des revenus qui correspondrait à la facture d’une possible exploitation se situerait en dehors des mécanismes de Kyoto parce que, entre autres choses, ces mécanismes sont orientés vers l’absorption des émissions de CO2. Dans ce cas, nous ne parlons pas d’absorber des émissions mais de les éviter. Même quand il y a eu des intentions de lier totalement le projet au marché existant du carbone, cette prétention n’a pas été retenue.

De plus, nous pensons que protéger la vie ne peut pas se faire en ayant recours à des relations marchandes. Mettre une valeur monétaire à la nature, en d’autres termes à la vie, ne nous paraît pas être le plus adéquat. Donc, la proposition ITT, en elle-même, dépasse l’essence du marché du carbone, l’essence du Protocole de Kyoto. C’est pour cela que ce projet doit s’inscrire dans une logique post-Kyoto. Nous pensons que cela doit être un des éléments consubstantiels, fondamentaux, pour avancer dans la construction de réponses réellement effectives aux demandes qui dérivent des changements climatiques qui affectent l’humanité.

Avec cette proposition de ne pas exploiter les gisements, nous prétendions, en plus, proposer un nouvel agenda international sur les changements climatiques : parler du pétrole et de sa consommation excessive comme principal agent de ces phénomènes, impulser des actions pratiques où les responsabilités communes mais différenciées seraient remises en question, mettre dans l’agenda international global l’importance de la conservation de la biodiversité et du respect des droits des peuples indiens.

Nous – je me réfère surtout au travail que nous avons réalisé cette année avec Eduardo Gudynas (uruguayen), Joseph Vogel (états-unien), Esperanza Martínez et moi (équatoriens) – avons donc développé une ligne différente. Nous parlons de coresponsabilité et de politique de l’État. Nous ne pensons pas qu’on peut solliciter une compensation. Il s’agit plutôt d’une coresponsabilité partagée, surtout pour les sociétés les plus riches qui sont celles qui ont le plus détruit la planète. De plus, le gouvernement équatorien doit transformer cette décision en une politique publique, indépendamment du fait qu’il y ait ou non le financement recherché.

J’insiste, la compensation, en réalité, n’est pas une compensation mais une contribution à partir du principe de coresponsabilité des pays qui ont détérioré l’environnement – les États-Unis, l’Europe, le Japon –. C’est ça l’idée centrale.

Le gouvernement national, dans sa proposition, a repris beaucoup de ces critères présentés par le groupe mentionné, mais pas tous. Il maintient encore l’option du marché du carbone pour les ressources additionnelles qu’on obtiendrait. Des Certificats de garantie Yasuní seraient placés sur le marché et cela générerait des intérêts. De plus, l’Équateur, avec ces intérêts, financerait des projets de reforestation, des projets pour le développement d’énergies alternatives renouvelables ainsi que bien d’autres projets. Avec ces projets, il aspirerait à avoir des ressources sur le marché du carbone. C’est-à-dire qu’il chercherait à obtenir les ressources pour maintenir le pétrole en terre et ne pas émettre de CO2, en même temps que les intérêts que ces ressources génèreraient serviraient à faire des investissements qui lui permettraient d’opérer sur le marché du carbone, une question dont nous ne sommes pas totalement convaincus.

La définition de qui utilise le fonds est très claire : cela doit être l’État équatorien. Il n’y a aucun doute là-dessus. Et la gestion des fonds, comment s’utilisent les ressources, c’est l’État équatorien qui le décide. Comment se gèrent les fonds ? C’est un thème de discussion qui doit être menée à bien par le gouvernement national et la société équatorienne, en particulier avec les populations affectées par les activités pétrolières et les peuples du Yasuní, de manière à avancer collectivement vers la construction d’un Équateur post-pétrolier, qui était l’idée fondatrice du projet.

L’administration des comptes, c’est-à-dire du fidéicommis, doit être à la charge d’une instance des Nations unies. Cela ne peut pas être une banque multilatérale comme la BID (Banque interaméricaine de développement) comme le prétendait l’équipe gouvernementale en charge du projet. Nous voulons que ce soit les Nations unies parce que ce projet pourrait être reproduit, répliqué dans d’autres parties du monde.

L’affectation des ressources – sujet en discussion – serait pour la reforestation ; pour des sources alternatives d’énergies ; pour des projets sociaux dans l’éducation, la santé ; pour restaurer l’environnement ; et surtout pour améliorer les conditions de vie de la population amazonienne. C’est le grand débat. Dans la proposition officielle, elle est en tête de liste mais sa priorité s’est vue remise en question. Nous voudrions que ces ressources puissent servir prioritairement pour la restauration de la nature en Amazonie sans que cela implique que la Chevron-Texaco ne soit exemptée de payer ce qu’elle a détruit.

Une option intelligente d’investissement des ressources obtenues pour cette initiative pourrait être la récupération et le développement de technologies alternatives propres, par exemple, au sujet de l’eau, de l’agriculture, des énergies propres, décentralisées et avec un impact minimum. C’est seulement en dépassant la dépendance du modèle technologique que nous pourrons réellement construire un chemin distinct, le chemin vers le « bien-vivre » ou « sumak kawsay ». Souvenons-nous qu’une grande partie de ces technologies propres se trouve dans les savoirs ancestraux ou dans l’exercice de la créativité des communautés marginalisées ; celles qu’on condamne en mettant en péril leurs territoires avec de grands projets d’extraction, au lieu de les sauver.

Je ne vois pas ce risque si l’on part du principe de coresponsabilité et de justice environnementale. Ce n’est pas une aide au développement. Il ne s’agit pas d’une aide au développement traditionnelle. Ce n’est pas un investissement étranger direct. De plus, la gestion souveraine des ressources est dans les mains de l’État équatorien. Ce dont nous avons besoin c’est d’un mécanisme pour viabiliser le fidéicommis des ressources qui seront obtenues et ensuite, leur gestion adéquate et efficiente, contrôlée par la société civile équatorienne et internationale. Cette proposition n’est pas un projet de développement isolé.

Cette initiative ITT implique un message très fort : il faut changer radicalement nos formes de relations avec la nature. Il y en a marre des discours sur les impacts du réchauffement global et du changement climatique, le monde a besoin d’actions concrètes. C’est une opportunité qu’ont l’Équateur et le monde entier pour trouver des réponses créatives, audacieuses, révolutionnaires. Donc cette supposée dépendance financière ne me préoccupe pas si nous partons d’une base de coresponsabilité. Nous sommes tous coresponsables de la planète. Mais certains pays le sont beaucoup plus parce qu’ils ont provoqué de plus grandes distorsions et destructions ; et ceux-là, ce sont les pays industrialisés.

Pour commencer, il y a une base constitutionnelle qui interdit les activités pétrolières dans des zones protégées et sur les territoires des peuples isolés. Pour le faire, il faut une autorisation de l’Assemblée nationale et éventuellement une consultation populaire. Si c’était le cas, il faudrait travailler depuis la société pour garantir que cela ne se passe pas.

Une garantie réside dans les Certificats de garantie Yasuní. Il a été prévu que l’Équateur vende ces Certificats de garantie Yasuní ce qui pourrait engendrer entre 5 et 6 milliards de dollars. Si l’Équateur commence les activités nécessaires à l’extraction du pétrole de l’ITT, automatiquement il perdrait ce fonds et il se retrouverait sans les revenus générés par celui-ci. Ce fonds serait rendu aux pays, aux personnes qui ont donné l’argent. Ça, c’est une garantie.

De plus, le gouvernement qui prendra cette décision maladroite devrait considérer que, depuis le début des activités d’exploration jusqu’à l’exploitation du premier baril de pétrole, il s’écoulerait plusieurs années. Concrètement, dans ce laps de temps, l’Équateur n’aurait pas les revenus de ce fidéicommis, ni ceux éventuellement générés par l’exportation du pétrole.

Autre garantie : si le pétrole est exploité, pour moi, ce pétrole extrait devrait devenir la propriété des personnes individuelles ou juridiques qui ont fait un apport pour financer le fonds. Mais là, il y a deux problèmes. Premièrement : le gouvernement équatorien pourrait dire, par exemple, « je ne suis pas en train d’exporter ce pétrole. Ce pétrole, je l’utilise pour la consommation intérieure, celui que j’exporte vient d’un autre champ, il appartient à des entreprises privées ». On pourrait en arriver à une situation où nous n’exporterions plus de pétrole, où nous serions importateurs de pétrole. Donc il n’y aurait plus de pétrole à vendre. De plus, en Équateur, il y a un problème constitutionnel. Nous ne pouvons pas disposer des réserves parce que le pétrole est un bien de l’État, une ressource invendable, inaliénable.

Il faut donc trouver un mécanisme pour que ce pétrole reste dans le sous-sol pour toujours. C’est pour cela que l’engagement de la communauté internationale est important tout comme, bien entendu, celui de la société équatorienne.

Il doit y avoir une garantie additionnelle. Nous proposons un observatoire international pour que l’argent obtenu soit utilisé de façon adéquate, et d’aucune manière pour l’achat d’armes ou pour des activités d’extraction, minières par exemple, parce que ce serait irrationnel.

Dans le Protocole de Kyoto, il y a ce qu’on appelle l’annexe 1 : les pays riches qui doivent baisser leurs émissions – l’Europe, les États-Unis (même s’ils ne l’ont pas ratifié), le Japon. Ensuite, dans l’annexe 2, il y a les autres pays qui n’ont pas d’obligations. Un sujet qui est latent, ce sont les responsabilités que les économies émergentes doivent assumer comme c’est le cas de la Chine, du Brésil, de la Russie, de la Corée du Sud, qui polluent beaucoup.

Nous envisageons la constitution de l’annexe 0. C’est-à-dire les pays qui font d’énormes efforts pour protéger l’atmosphère, comme l’Équateur en laissant le pétrole sous terre dans l’ITT. Ces pays devraient avoir un traitement préférentiel en termes de commerce international, de finances internationales.

Il faudrait voir comment on donne naissance à une multiplication de ce type de projets. Je crois que c’est un exercice très intéressant.

Où allons-nous avec tout ça ? Bien sûr que cela peut générer des problèmes. Par exemple, dans la logique d’une personne de l’Union européenne, devant la possibilité que ce type de projets se généralise, elle pourrait se demander : « avec quoi je fais fonctionner ma voiture ? Comment fonctionnera le chauffage de ma maison ? Qui soutiendra mon bien-être ? » C’est ici le cœur de l’initiative ITT. Il ne s’agit pas seulement de laisser le pétrole sous terre et de réussir tous les objectifs envisagés précédemment, qui sont bien sûr valides. On cherche à changer le style de vie de tous les habitants de la planète. Autant de voitures ne seront pas nécessaires, on aura besoin de plus de transports publics, moins polluants. On aura besoin de véhicules de transport public qui fonctionnent à l’électricité, qui ne soit pas générée avec du pétrole, ni avec du charbon ou de l’énergie nucléaire. Où allons-nous arriver ? À penser à un monde différent où le respect de la vie soit au centre.




Le « bien-être » et le « bien-vivre » sont des concepts différents. Ce sont des concepts qui méritent d’être éclaircis. A l’Assemblée constituante de Montecristi, il y a déjà plus d’un an, nous avons discuté de ces thèmes et nous avons impulsé des changements ouvrant la porte au débat. Le point de départ a été de reconnaître les apports culturels des peuples et nationalités indiennes. En Équateur, les Kichwas parlent de « sumak kawsay ». En Bolivie, les Aymaras parlent de « suma qamaña ». Ce sont des visions du monde qui cherchent une meilleure harmonie de l’être humain avec lui-même, de l’être humain avec ses congénères et de l’être humain avec la nature. C’est une vision qui vient de ces propositions indiennes.

Cela étant dit, nous comprenons que dans la compréhension du sens qu’a et doit avoir la vie des personnes, dans les sociétés indiennes, le concept de développement n’existe pas. C’est-à-dire qu’on n’y trouve pas la conception d’un processus linéaire qui établit un état antérieur ou postérieur. Il n’y a pas cette vision d’un état de sous-développement à surmonter. Et il n’y a pas non plus un état de développement à atteindre. Il n’existe pas, comme dans la vision occidentale, cette dichotomie qui explique et différencie une grande partie des processus en marche. Pour les peuples indiens, il n’y a pas non plus la conception traditionnelle de pauvreté associée à la carence de biens matériels ou de richesse liée à leur abondance.

Depuis la cosmovision indienne, l’amélioration sociale – leur développement ? – est une catégorie en construction et reproduction permanentes. L’enjeu de la vie elle-même est dans celle-ci. Suivant cette approche holistique, et du fait de la diversité des éléments auxquels sont conditionnées les actions humaines qui favorisent le bien-vivre, les biens matériels ne sont pas les seuls déterminants. Il y a d’autres valeurs en jeu : la connaissance, la reconnaissance sociale et culturelle, les comportements éthiques et même spirituels dans la relation avec la société et la nature, les valeurs humaines, la vision du futur, entre autres. Le bien-vivre apparaît comme une catégorie dans la philosophie de vie des sociétés indiennes ancestrales, qui a perdu du terrain sous l’effet des pratiques et des messages de la modernité occidentale. Leur apport, pourtant, sans aller vers une idéalisation erronée, nous invite à assumer d’autres « savoirs » et d’autres pratiques.

Mais la vision andine n’est pas la seule source d’inspiration pour impulser le bien-vivre. Même depuis certains milieux de la culture occidentale, de plus en plus de voix se font entendre, qui pourraient être, d’une certaine manière, sur la même longueur d’onde que cette vision indienne et vice versa. Dans le monde, petit à petit, on commence à comprendre que le style de développement dominant n’est globalement pas viable.

Face aux effets dévastateurs des changements climatiques, on envisage de profondes transformations pour que l’humanité puisse survivre aux graves risques écologiques et sociaux naissants. L’accroissement matériel sans fin pourrait aboutir à un suicide collectif, comme semble l’augurer le plus grand réchauffement de l’atmosphère ou la détérioration de la couche d’ozone, la perte de sources d’eau douce, l’érosion de la biodiversité agricole et sauvage, la dégradation des sols ou la disparition des espaces de vie des communautés locales…

Pour commencer, le concept même de croissance économique doit être reconsidéré. Croissance économique n’est pas synonyme de développement.

À partir de ces perspectives multiples, nous posons l’idée du « buen vivir » ou « sumak kawsay », comme une opportunité à construire. Il n’y a pas en somme de définition rigide du bien-vivre : nous sommes en train de la construire dans le monde, pas seulement en Équateur.

Par contre, ce que nous savons c’est qu’ici, le bien-être traditionnel entendu comme l’accumulation de biens matériels ne nous intéresse pas. Nous ne cherchons pas non plus le bien-être dominant la nature, nous imposant sur la nature. Cette logique de bien-être, pour nous, n’existe pas. Donc, ici aussi, nous devrons commencer à élaborer de nouveaux indicateurs pour voir comment nous avançons dans cette idée du bien-vivre.

Dial – Diffusion d’information sur l’Amérique latine – D 3075.
Traduction de l’auteur de l’entretien.
En cas de reproduction, mentionner au moins l’auteur, la source française (Dial - http://enligne.dial-infos.org) et l’adresse internet de l’article.