Un concept économique nouveau



L’Équateur est un pays en voie de développement dont l’économie repose principalement sur l’exploitation pétrolière. Ainsi, l’initiative Yasuni ITT a été pensée afin de rompre avec cette politique extractiviste, en proposant un pacte de coresponsabilité environnementale avec les pays développés. Ce projet proposé par le président Rafael Correa devant les Nations Unis en septembre est novateur dans la mesure où d'une part c'est la première fois qu'un état souhaite se priver de ressources financières importantes pour sauvegarder son patrimoine écologique et d'autre part, l'initiative permettrait au pays signataires du protocole de Kyoto d'affirmer leur volonté dans la lutte contre le réchauffement climatique en maintenant les potentielles émissions de CO2 du pétrole sous terre. En s'associant avec le Fonds de développement des Nations Unis pour gérer le capital du fond fiduciaire Yasuni, l’Équateur espère investir dans les énergies renouvelables, la reforestation et dans l’économie locale directement affectée par le projet ITT.

C'est donc une nouvelle façon d'envisager l'économie que le pays d'Amérique du Sud fait découvrir par ce processus de revalorisation des forêts tropicales. Ce projet ITT s’appuie donc sur la volonté équatorienne de faire valoir une ressource qui n'est ni considérée par les marchés internationaux, ni cotée en Bourse : la biodiversité. Voici deux graphiques montrant l'importance de l'aspect économique du projet Yasuni. Ils ont été obtenus en recherchant le nombre de publications qui contiennent les mots clés "Projet" + "Yasuni" / "Projet" + "Yasuni" + "économie" / "Projet" + "Yasuni" + "biodiversité" dans Google Scholar. Ils montrent bien que la plupart des articles scientifiques portant sur le projet se penchent sur l'aspect économique. Voire parfois plus que sur la biodiversité exceptionnelle de la région.










Nécessité de quantifier la biodiversité


Cette idée particulièrement surprenante et émanant de manière inattendue d'un pays qui avait jusqu'à présent tout misé sur l'exploitation de son sous-sol a dés sa présentation sur la scène internationale en 2007 soulevé de nombreuses interrogations sur la crédibilité et l'avenir à long-terme du projet, chez les pays membres des Nations Unies mais aussi par les Équatoriens eux-même. En effet, pourquoi l’Équateur, ce petit pays serait-il plus à même de proposer aux pays riches et consommateur de pétrole de payer pour se priver d’énergie pour préserver la biodiversité sur son territoire ?

Cette question pose en effet le problème de la réplicabilité du projet à grande échelle. La raison écologique ne suffira certainement pas à convaincre tous les pays de s'engager dans une démarche de protection d'un petit bout de forêt à plusieurs milliers de kilomètres de leurs préoccupations nationales. De plus en conservant les hydrocarbures dans le sous-sol, le prix du baril, en considérant la loi d'offre et de demande, augmentera et les pays donateurs devront payer deux fois.

Pour contourner ces considérations qui risquent d'avoir de fâcheuses conséquences sur les dons du projet, le gouvernement équatorien aura besoin de justifier que la richesse de la faune et de la flore de leur parc est absolument unique. Cette argument s'il est bien présenté permettra de donner énormément de poids à l’argument de préservation de la biodiversité. Pour ce faire, le gouvernement équatorien aura nécessairement besoin de nouveaux outils financier et de communication concrets pour quantifier la richesse écologique des blocs Ishpingo-Tiputini-Tambocotcha de Yasuni. Pour appuyer l'initiative, le gouvernement équatorien a immédiatement utilisé les outils directement et facilement disponibles, c'est à dire qu'ils n'ont pas hésité à se servir des études des différents économistes (Mathieu le Quang, Joseph Henry Vogel...), des chercheurs en forêts tropicales (Sven Wunder, Matt Finer, Carlos Larrea...) et bien sur le travail de certaines ONG telles que Finding Species, Save America's Forest, Amazon Watch.

Ainsi, le texte officiel de présentation du projet Yasuni envoyé aux organes diplomatiques des pays des Nations Unis reprend des citations des thèses des chercheurs. Par exemple dans Yasuni ITT : An Initiative to Change History de Carlos Larrea, l'argument que le parc Yasuni est « une des plus importantes réserves de diversité dans le monde » a été repris. Cet assertion n'est pas dénué de sens car elle s’appuie sur la publication du groupe de chercheurs composés par M. Bass, M. Finer et C. Jenkins dans Global Conservation Significance of Ecuador’s Yasuni National Park.

De plus, la protection des forêts pour éviter les émissions de gaz à effet de serre est devenu primordiale à travers le monde, comme le montre la décision de l'ONU d'investir dans le Fonds de partenariat pour la réduction des émissions de carbone forestier des Nations Unies. Le rapport comme le discours de Rafael Correa fait souvent des références à l’intérêt de sauver la biodiversité et les espaces forestiers. En suivant la dynamique internationale initiée par le protocole de Kyoto, le gouvernement continue d'appuyer son projet dans les considérations écologiques et internationales actuelles. De cette manière, le parc Yasuni ne reste pas un petit parc inconnu perdu au milieu de l'Amazonie mais devient le symbole de la lutte contre le réchauffement climatique et s'inscrit dans la continuité de ce qui à déjà été entrepris. Il ne s'agit que d'un effort supplémentaire que les pays doivent consentir à faire pour préserver le climat.

Dans la suite du rapport officiel, les références au recherches, publications et travaux de ces chercheurs sont abondantes.Elles servent avant tout de socle scientifique et argumentaire pour fournir des chiffres convaincants et crédibles lors des présentations du projet Yasuni. Par exemple les rapports citent pêle-mêle, 80 espèces de chauves-souris, 150 d’amphibiens, 120 de reptiles ainsi que 4000 espèces de plantes vasculaires ont été recensées pour un million d’hectare. Encore plus impressionnant, le parc abrite plus de 100 000 espèces d’insectes par hectare,il s'agit là d'un record mondial. Le graphique ci-dessous issu des travaux de Matt Finer décrit la situation de manière très explicite et ludique.

Agir sur les sentiments et émotions liés à la destruction de l'habitat de milliers d'animaux et la perte d'un patrimoine écologique vieux de plusieurs millions d 'années ne suffit pas à faire accepter un projet par les instances internationales. Convaincre par des arguments économiques est aussi nécessaire pour obtenir des décisions des hautes autorités. C'est pourquoi la nécessité de quantifier l'environnement et de faire valoir économiquement la diversité est apparu très importante. Comme l'a souligné Laura Rival dans The Yasuní-ITT Initiative: Oil Development and Alternative Forms of Wealth Making in the Ecuadorian Amazon,

les pays en voie de développement changent d’attitude vis-à-vis de l'économie internationale et de la biodiversité de leur territoire. En ce sens, le projet Yasuni n'est que la cristallisation de la prise de conscience des pays en développement de considérer leur richesse écologique lors de la prise de décisions économiques. En particulier, chez les pays d’Amérique Latine, qui sont souvent économiquement pauvres mais leur localisation au milieu de l'Amazonie leur confère une faune et une flore d'une importance capitale.


Un pari économique osé


Malgré une apparente contradiction, c'est le Ministre de l’Énergie et des Mines de l’Équateur Alberto Acosta qui fut le premier a les bases d'un projet qui serait porté jusqu'à la tribune des Nations Unies pour finalement devenir le projet internationalement connu et défendu comme le projet Yasuni. Au cours d'un entretien, disponible sur notre site, avec Matthieu le Quang le plus grand expert français de Yasuni, Alberto Acosta explique que sa motivation première était de protéger les tribus amazonienne des exactions des compagnies pétrolière comme par le passé, quand le pétrole était extrait sans normes sanitaires ou sécuritaire. Ce qui a eu pour effet de polluer les sols et les cours d'eau qui servent à la survie de ces populations. Ces dérèglements ont évidemment créé des problèmes sanitaires. De plus, le Ministre souhaite aider les peuples en isolement volontaire dans leur lutte contre la compagnie Chevron, antérieurement Texaco. Un bref rappel de l'exploitation du pétrole en Équateur est disponible dans notre rubrique : Le pétrole et l'équateur. Au début le projet n'as pas recueilli les suffrages des autorités équatoriennes comme c'est le cas aujourd’hui. A. Acosta explique que son idée a été vivement critiqué avant d'être accepté par le président. Derrière ces critiques se cachait avant tout la peur de renoncer aux ressources financières que rapportent l'exploitation des hydrocarbures au pays, car abandonner le pétrole c'est perdre 53% des exportations totales du pays et une moyenne de 26% des revenus de l’Etat entre 2000 et 2007 selon les chiffres de Maria Fernanda Burneo dans son diaporama Iniciativa Yasuni-ITT, Una iniciativa para cambiar la historia.

L’équateur attend que la plupart des contributions au fond fiduciaire proviennent des pays développés. Ainsi, en rapportant la somme totale espérée par l’équateur au PIB des pays occidentaux, on obtient la contribution par pays. Le diagramme ci-dessous représente ainsi la proportion de la contribution de chaque pays au fond Yasuni.










Le projet, comme ambassadeur d'une justice environmentale


Comment et à quel point, le projet Yasuni traite de la justice environnementale, climatique et des déséquilibres de pouvoir? Le projet Yasuni peut-il être considéré comme un projet pilote et alternatif s’attaquant à cette justice ? L’extraction de ressources naturelles a des impacts différents sur les différentes couches sociales à cause d'une distribution inégalitaire des profits et des gains qui ne font qu’accroître les injustices sociale et creuser le fossé des richesses.

Lavinia Warnars s'est intéressée à cet aspect du projet et ce paragraphe se base sur sa thèse. Elle s’intéresse à un certain nombre de théories socio-politiques voir philosophiques sur la justice et les critiques. Tout d’abord, elle aborde la théorie Critique, théorie fondée en Allemagne à Francfort, dans les années 1930. Cette théorie affirme que toutes les pensées sont fondamentalement orientées par des relations de pouvoir qui sont sociales, historiques et financiéres par nature. Elle prône aussi le fait que certains groupes, au sein d’une société, sont avantagés par rapport à d’autres, ce qui entraîne une oppression et une division pouvant mener à une lutte des classes et une haine réciproque entre la minorité puissante qui détient la richesse et la majorité soumise à la minorité. Une oppression d’autant plus forte que les plus avantagés acceptent leur statut social comme naturel, nécessaire ou inévitable. Pour plus de renseignements sur cette théorie à la frontière de la sociopolitique et de la philosophie.

Cette scientifique explicite trois types de justice :

La justice élitiste dans laquelle les politiques gouvernementales profiteraient aux plus forts, aux plus puissants, aux plus riches. Avec la justice élitiste, ceux qui contribuent le plus à la société doivent bénéficier d’une plus grande liberté que les autres.
La justice fonctionnelle, qui est associée aux théories fonctionnelles qui favorisent le plus grand nombre. Ainsi, cette conception de la justice, la rend meilleure lorsque le bien être de la communauté augmente de manière plus importante que les pertes financières de certains oligarques. Selon ce modèle, une société est plus juste lorsqu’on améliore le niveau de vie de la majorité.
La justice sociale qui est en relation avec « l’oppression des pauvres » et la misère des gens isolés et délaissés par la société. Elle avance le fait qu’un acte juste est un acte qui améliore avant tout les conditions de vie des plus défavorisés.

Ces trois manières de concevoir la justice servent pour l'étude du projet Yasuni malgré leur restriction à une simple échelle nationale, elles devront être étendues au contexte international.
On peut donc décrypter aussi ce projet sous l’angle de la théorie de la justice de Rawls qui découle de la justice sociale. Rawls décrit la justice comme équitable et crée un modèle qui place en priorité les intérêts des pauvres. Une société ne peut-être juste pour Rawls que si elle minimise les souffrances principalement des pauvres, au lieu de promouvoir le bien être de certains groupes utilitaires ou de permettre aux élites d’accroître leur richesse et d'augmenter leur pouvoir. Selon lui, la situation idéale est atteinte lorsque les décisionnaires choisissent à travers un « voile d’ignorance ». C'est à dire si chacun d'eux prenne des décisions de justice sans connaître la classe sociale dans laquelle ils sont nés.

Le mouvement de justice environnementale qui traite de l'inégale répartition des problèmes environnementaux en défaveur de certaines communautés sociales défavorisés ou délaissés des pouvoirs politiques est aussi un point intéressant toujours abordé par Lavinia Warnars. C’est dans ce contexte que s’est développé aux USA un mouvement de justice environnementale. Un mouvement social organisé luttant contre le racisme environnemental. La distribution inégales des soucis écologiques affectant plus particulièrement les groupes et les communautés, sur la base de leur race ou de leur couleur, que cet effet soit voulu ou non.

La méthodologie adoptée par madame Warnars qui joue le rôle d'un observateur pour rédiger cette thèse, se base donc sur la théorie critique dans le but de critiquer les structures sociales, politiques, économiques, ethniques et environnementales afin de transformer la société pour éviter de contraindre et exploiter l’humanité par la confrontation.

Selon Lavinia Warnars, le projet Yasuni répond aux arguments de la justice favorisant les pauvres et la majorité puisque le but de ce projet est de protéger et de donner plus de pouvoir au peuple équatorien composé de groupes indigènes, de personnes pauvres et d’autres minorités. La justice des élites est aussi respectée puisque les pays développés peuvent obtenir des CGYs (Yasuni Guarantee Certificates) en investissant dans le projet. De plus les élites, la majorité et les pauvres peuvent contribuer au financement de ce projet. Ainsi, cette initiative répond aux trois critères de justice.

Ensuite, le projet répond à une justice procédurale. En effet, il inclut une participation et considéra les intérêts des tous les différents acteurs lors du développement du projet. De plus, la communauté internationale, les états, les ONG et même n’importe quel citoyen sont encouragés à coopérer avec les autorités en charge de la construction du projet et non seulement à contribuer financièrement. Tout le monde est donc concerné, les intérêts de tous les acteurs sont pris en compte et ce projet assure une justice procédurale.

Enfin, l’initiative Yasuni répond à l’équité distributive, aussi bien nationale qu’internationale. En effet, ce projet peut être bénéfique pour tous. A l’échelle nationale, on peut voir l’équité distributive dans le fait que les pauvres et les plus nombreux profiteront de ce projet grâce aux investissements massifs dans des secteurs comme l’éducation ou la santé. Ce projet, ne profite pas seulement aux populations indigènes mais aussi à la population équatorienne toute entière puisqu’il a pour but de réduire la pauvreté en Equateur. A l’échelle internationale, on peut voir la justice distributive dans le sens où les pauvres et les plus nombreux pourront bénéficier de ce projet pilote en l’imitant. De plus, l’élite internationale profite de ce projet puisqu’elles peuvent y gagner des CGYs.

En conclusion, l’initiative Yasuni peut effectivement être vue comme un projet pilote alternatif qui aborde d’une manière nouvelle mais plus complète les problèmes de justice distributive, environnementale et climatique. Enfin, le poids de l’Equateur sur la scène internationale devrait en être d’autant augmenté grâce à ce projet. On voit donc que Lavinia Warnars nous propose une toute nouvelle du projet. Elle aborde l’initiative Yasuni en tant que sociologue et philosophe et part de la théorie critique pour mettre en place son raisonnement. Elle étudie en fait le lien qu’il y a entre la justice dans toutes ses définitions et le projet Yasuni. Elle tente de montrer que cette initiative du gouvernement équatorien augmente les justices, et cela à toutes les échelles géographiques et temporelles.