Entretien avec Alain Trannoy

Alain Trannoy – Economiste

Directeur de recherche à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales

Comment en êtes-vous venu à vous intéresser à cette question des droits de scolarité ?

D’abord, c’est la prise de conscience du fait que l’enseignement supérieur (ES) actuellement est régressif, c’est-à-dire que les études sont gratuites mais ceux qui fréquentent les établissements de l’ES sont quand même en grande majorité des étudiants qui viennent de classe favorisée. Offrir de la gratuité, c’est un peu comme offrir de la gratuité à l’opéra ou au théâtre, à la Comédie française, qui sont fréquentés essentiellement par des classes favorisées. Lorsque des biens publics, ou semi-publics, sont fréquentés essentiellement par des gens des classes les plus aisés, on peut se demander si c’est bien de les laisser gratuits. Je ne défends pas simplement une augmentation raisonnée des droits d’inscription mais je pense que ça doit être couplé avec un système de prêts étudiants qui sont spécifiques et qui s’appellent des prêts à remboursement contingent.

En tant qu’économiste, comment décririez-vous votre rôle dans ce débat ? Comment vous situez-vous ?

Je me situe comme un scientifique. Je suis économiste donc j’appartiens aux sciences sociales. En même temps, le rôle de l’économie est un peu spécifique parce qu’on a besoin non seulement de réfléchir au monde, mais on a besoin aussi de se situer dans la société telle qu’elle est et de réfléchir d’une certaine manière en termes d’ingénieur. On doit donc opérationnaliser des choses. Ce passage entre la théorie, les études scientifiques et comment on peut opérationnaliser un certain nombre de choses et d’outils éventuellement nouveaux par rapport au paysage actuel, tout cela m’intéresse beaucoup. Pour revenir à votre précédente question sur les frais d’inscription, il faut savoir qu’en moyenne, l’étudiant ne paie que 2% du coût de sa scolarité. C’est quand même très faible et on peut se demander si c’est très bien que cela soit aussi faible. On peut observer aussi, peut-être pas dans les grandes écoles mais dans les universités que ça peut avoir éventuellement des effets négatifs sur l’implication des étudiants dans la vie de tous les jours. Est-ce que le fait d’avoir le sentiment que tout est gratuit, ça peut incliner les gens à redoubler, à tenter plusieurs expériences, sans comprendre qu’il y a des coûts, des ressources qui sont mobilisées derrière. « There is no free lunch » comme disent les anglo-saxons. Ça coûte, c’est des ressources qui coûtent et donc faire prendre conscience aux étudiants que ça coûte et de réfléchir un peu quand ils s’inscrivent dans une filière plutôt que dans une autre, ça ne me parait pas forcément une mauvaise chose, d’autant plus que le taux d’échec en premier cycle est très élevé. Et il est souvent très élevé parce qu’il y a un manque d’implication d’un certain nombre d’étudiants. Peut-être parce qu’ils n’ont pas suffisamment réfléchi à la filière dans laquelle ils voulaient poursuivre des études. Et puis dernière chose importante, c’est l’implication des enseignants et de l’ensemble du personnel administratif qui travaillent dans les universités. Comme ils ont quelque fois des étudiants qui ne sont pas très motivés, ça peut aussi avoir un effet de démotivation en disant : finalement, les étudiants n’ont pas l’air de trouver que c’est très important ce qu’ils font. On ne se sent pas obligé de donner le meilleur de soi-même, ni en termes d’accueil, ni en termes de cours, ni en termes de suivi des étudiants. Je pense donc qu’il y a un faisceau de raison qui incline à penser que la solution actuelle de 2 % n’est une solution ni juste, ni efficace.

Une augmentation des frais de scolarité servirait-elle seulement à faire prendre conscience aux étudiants que leurs études ont un coût ou est-ce que cela servirait-il aussi à les faire participer activement au financement de la recherche et de leur enseignement ?

Pas de la recherche, de leur enseignement. En prenant conscience qu’il y a une certaine rareté des ressources, ils [les étudiants] feraient peut-être plus attention à leur orientation et au temps qu’ils passent à leurs études, donc ils chercheraient peut-être à en tirer le meilleur parti, parce qu’on n’a pas toujours l’impression que c’est le cas. Par exemple, quand on regarde un peu quelles sont les étudiants qui suivent les groupes de suivi, un certain nombre d’efforts ont été mis en place dans le premier cycle à destination des étudiants en difficulté et on se rend compte que c’est plutôt les meilleurs étudiants qui suivent ces cours supplémentaires et non pas les étudiants qui sont les plus en difficulté. Ça interroge donc malgré tout sur la véritable motivation d’un certain nombre d’étudiants en premier cycle et je pense que le fait de faire payer des droits d’inscription raisonnés pourrait permettre de résoudre en partie ce problème. Mais ce n’est qu’une des raisons.

Les droits de scolarité seraient-ils les mêmes pour tous ou alors modulables en fonction de certains critères ?

Je pense que ce qui serait bien, c’est que les étudiants paient entre 20% et 30% du coût de leurs études. D’abord, cela permettrait d’afficher de manière transparente quel est le coût des études. Cela permettrait que les étudiants réalisent le coût de leurs études et se rendent compte que celui-ci est très disparate selon les formations. Dans les écoles d’ingénieur telles que les vôtres, c’est parmi les formations les plus chères. Vous êtes peu nombreux, il y a beaucoup de professeurs et de personnel administratif qui vous encadrent. Il y a donc des coûts très élevés, 15 000€ pour un étudiant d’une école d’ingénieur tout à fait dans le haut des écoles d’ingénieur, et par contre pour un étudiant qui est dans un amphi de droit ou dans un amphi de lettre en premier cycle, ça peut être simplement 1 500 €, donc il y a une grand graduation. Ce qui me semblerait normal et juste, c’est que ça soit non pas un droit indifférencié mais un droit qui soit calé sur le coût moyen des études effectuées.

Est-ce que ça ne pénaliserait pas certaines formations, les formations qui coutent le plus d’argent étant boudées par les élèves qui iraient vers les formations les moins couteuses ?

En général, les formations les plus coûteuses, c’est quand même les études d’ingénieur, les écoles de commerce (qui sont déjà privées, avec des droits d’inscription beaucoup plus élevés), et puis les études de droit (droit privée, avocat qui rapportent beaucoup), et les études de médecine. En général, il y a quand même peu d’études qui coûtent peu et rapportent beaucoup, donc en général il y a une adéquation entre le coût des études et ce que ça rapporte sur le marché du travail. Je ne pense donc pas que ça soit de nature, en plus 20 %. Les calculs qui ont été fait montre que les taux internes de rendement des différentes formations ne seraient que marginalement acceptées. Qu’est-ce que le taux interne de rendement ? C’est de dire combien rapporte une année d’études supplémentaire, exactement comme un rendement financier, et actuellement ça tourne autour de 7%, c’est à-dire qu’une année d’études supplémentaires vous rapporte 7% pendant les quarante années que vous allez passer sur le marché du travail. Les calculs montrent que c’est plutôt autour du dixième de point que va se situer le changement induit par les frais d’inscription, donc ça ne va pas entrainer de modifications significatives, et les pays dans lesquels cela a été institué - par exemple l’Australie, la Grande-Bretagne jusqu’à la réforme de 2006 - n’ont pas connu une diminution des taux d’inscription dans l’ES, plutôt le contraire, même si la relation de causalité n’est pas clair, et on n’a pas vu non plus de changement entre les différentes filières. On n’a pas vu des étudiants qui se mettaient à choisir une filière plutôt qu’une autre. C’est aux Etats-Unis par contre qu’on assiste à des changements – et là les ordres de grandeur sont tout à fait différents, il s’agit de 40 000 $ par an de frais d’inscriptions par exemple à Harvard. Là, on a au sein même de la filière de droit des gens qui ne veulent plus être juristes pour le gouvernement mais préfèrent être simplement avocat parce qu’il faut qu’ils remboursent leur 4 années de frais d’inscription donc il faut que leurs revenus après soient suffisamment élevés. Ici effectivement on peut se poser la question. Partant du système français tel qu’il est et avec les ordres de grandeurs que j’ai cités, je pense qu’il n’y a pas le même problème. Par exemple pour une école d’ingénieur comme la vôtre, 20% de 12 500, ça fait 2500 €, et couverts par les prêts à remboursement contingent –je ne sais pas si je vais avoir l’occasion d’expliquer ce que c’est, mais c’est quand même une belle innovation.

Est-ce que vous n’avez pas peur que les universités, dans le but d’attirer plus de monde, essaie de rogner petit à petit sur les frais de scolarité, afin d’avoir plus de choix parmi les étudiants, ces derniers étant attirés par des prix moins élevés ? Cela ne conduirait-il pas à un système de concurrence au niveau des prix, puis à une baisse de la qualité des enseignements ?

Ma vision est de dire qu’en plus des dotations d’Etat, il y ait ce financement de l’ES de la part des familles. Ça veut dire plus de moyens pour l’ES, et non pas moins de moyens. La question que vous posez, c’est comment va s’établir la concurrence, et est-ce qu’il pourrait y avoir une concurrence vers le bas. Si jamais il y avait une concurrence vers le bas comme vous le décrivez, à ce moment-là, l’équilibre serait qu’on converge de nouveau vers les 2% que représentent actuellement les droits d’inscription par rapport aux frais de scolarité. C’est le scénario que vous décrivez. La France n’est pas le premier pays à mettre en place des droits d’inscription. On n’a jamais observé une telle situation. Prenons l’exemple de la Grande Bretagne : en 1997, la Grande Bretagne a institué un système de droits d’inscription jusqu’à 3 000 £. Les universités avaient le choix du niveau des droits d’inscription qui pouvaient aller jusqu’à 3 000£ mais pas au-delà. Elles ont pratiquement toutes choisi 3 000 £, et non 0 £. Et là, dans le nouveau système qui est induit par la crise des finances publiques en Grande Bretagne, le gouvernement a dit : ce n’est pas 3 000 £ mais 9 000 £, trois fois plus. Et elles ont pratiquement toutes déclaré qu’elles voulaient aller jusqu’à 9 000 £. C’est le gouvernement qui essaie maintenant par différents instruments de faire baisser un petit peu ce prix d’équilibre vers 7 500 £. Il n’y a donc pas d’évidence empirique sur le phénomène que vous décrivez. Il faut bien voir que dans le système français, en plus, il y a vraiment des besoins urgents auxquels pourraient servir le financement supplémentaire via les étudiants.

Pour assurer l’accessibilité à tous les élèves de ce que vous suggérez, vous proposez aussi un payement différé, le prêt à remboursement contingent.

Alors qu’est-ce que c’est comme système ? C’est un système qui a été mis en place d’abord en Australie. On sait ce que c’est qu’un contrat de dette habituel : vous avez un échéancier sur lequel vous devez être strict, et respecter l’échéancier et les sommes qui ont été calculées au moment du début du prêt. Dans l’emprunt à remboursement contingent, on peut le qualifier comme étant un contrat d’option de dette, c’est-à-dire que dès le départ, on dit : si votre revenu est inférieur à un certain seuil, cette année-là, vous ne remboursez pas. Si vous êtes au chômage, si vous êtes à temps partiel, si vous n’avez pas eu de chance sur le marché du travail, vous ne remboursez rien. Vous ne remboursez que dans les bonnes années. Pour donner un ordre de grandeur, je crois qu’en Grande Bretagne c’est 25 000 £ par an. Si votre revenu annuel dépasse 25 000 £, vous remboursez. En dessous, vous ne remboursez pas. Et ensuite, c’est un pourcentage de l’écart entre votre revenu et ce seuil, mettons 25 000 £, et cet écart est d’autant plus grand que votre revenu est élevé. Ça veut donc dire que dans les bonnes années, vous remboursez pas mal (ça peut aller jusqu’à 7% ou 8% de votre revenu), mais dans les mauvaises années vous ne remboursez rien. Ça a deux avantages. Premièrement ça a pour avantage de rendre plus lisse dans le temps votre consommation parce que dans les bonnes années, votre consommation diminue, et dans les mauvaises années, vous n’êtes pas du tout touché. Ça rend donc moins variable votre consommation qui est considérée comme désirable puisque les ménages ont a priori une aversion au risque. Deuxièmement, étant donné que généralement, ce contrat d’option de dette comporte une clause de moratoire au bout de 25 ans, 30 ans ou 40 ans, ça dépend de l’horizon, vous n’avez plus à rembourser. Supposons que vous ayez eu de longues périodes de chômage, de longues périodes de temps partiel et que vous ne remboursiez pas le montant initial. Il n’y a pas de défaut. Vous n’êtes pas inscrit au registre des banques en disant : il a fait défaut sur sa dette étudiante. Le deuxième grand avantage pour les étudiants et pour ce qu’ils deviendront est la suppression du risque. Il n’y a pas de risque de défaut, l’Etat reste un emprunteur en dernier ressort. On parle beaucoup de la crise et du rôle de la banque centrale ; il y a besoin qu’il y ait toujours un prêteur en dernier ressort. Là, c’est l’Etat qui joue le rôle de prêteur en dernier ressort. C’est le seul type de contrat de dette (le terme « remboursement contingent » est un peu compliqué, je lui préfère « option de dettes ») qui en même temps assure, il y a un mécanisme d’assurance qui fait que les gens n’ont plus à craindre de ne pas pouvoir rembourser contrairement au contrat de dette classique, et deuxièmement qui lisse la consommation au cours du temps.

Dans l’un de vos articles, vous proposiez un remboursement avec un taux d’intérêt de 0%. Est-ce que cela serait rentable pour l’Etat même si la plupart des étudiants remboursent, sachant que celui-ci devra emprunter pour ensuite financer les élèves ?

Vous avez raison. L’Etat emprunte sur les marchés financiers aujourd’hui à 3%. S’il prête à zéro… Une petite chose : quand je dis taux d’intérêt nul, je ne dis pas qu’il ne faut pas tenir compte de l’inflation. Taux d’intérêt nul, c’est le fait qu’il n’y ait pas de taux d’intérêt au-dessus du taux d’inflation. Aujourd’hui, le taux d’inflation est de 2% en moyenne sur 10 ans, le taux d’intérêt de l’emprunt est de 3% donc l’Etat doit débourser quelque chose au total pour payer les annuités. /*Mais les calculs qui ont été faits au conseil d’analyse stratégique indique que le coût serait à peu près pour l’Etat */[1] – juste quelques précisions, il faut quand même donner des ordres de grandeur : ça serait pour emprunter en moyenne 6 000 € sur l’année pendant cinq ans, ça fait 30 000 €. Sur ces 6 000 €, je prévoyais à peu près 3 000 € de frais d’inscription, et 3 000 € pour subvenir à la chambre étudiant, les transports, la nourriture, etc. 6 000 € pour la fraction de la génération qui va poursuivre des études, une génération c’est 800 000, c’est 360 000 nouveaux étudiants qui arrivent chaque année pour faire des études, multiplier par 6 000 € par an, s’il n’y a pas de taux d’intérêt, cela va couter en moyenne chaque année à l’Etat 600 millions. Le coût des bourses, c’est 1.5 milliard, et le coût de l’allocation logement étudiant dont les effets sont plutôt pervers puisqu’elle a contribué à augmenter le prix des chambres étudiants sur le marché privé, c’est de l’ordre de 750 millions d’euros. Mais évidemment, à ce coût effectif sur le budget de l’Etat vient le fait que l’Etat doit avancer puisque les étudiants ne vont commencer à rembourser qu’après leurs études. L’Etat va devoir porter la dette pendant un certain nombre d’années, dans les cinq ans de mise en place du régime. Cela veut dire que l’Etat doit emprunter 3 à 4 milliards de plus sur le marché financier. Ma solution, c’est donc de dire que dans le grand emprunt, il y a eu 35 milliards. Sur ces 35 milliards, il n’est pas sûr que tout soit effectivement alloué aux laboratoires de recherche, aux entreprises de haute technologie, etc., parce que les jurys ont été durs, et il reste peut-être une petite cagnotte. Ces 35 milliards ont déjà été empruntés. Je suggère que s’il reste une cagnotte, on l’utilise, puisque c’est de l’argent déjà emprunté, à abonder ce fond qui permettra à l’Etat de faire l’avance aux familles et aux étudiants pendant les quelques années avant que les étudiants commencent, une fois sur le marché du travail, à rembourser les droits d’inscription via ce système de prêts à remboursement contingent.

Seriez-vous plutôt pour des frais de scolarité fixés par chaque université ou alors fixés au niveau national ?

Je suis pour que l’université évalue le coût moyen par filière de formation. Je suppose qu’effectivement en fac de lettre à Toulouse, à Marseille ou à Strasbourg, le coût n’est pas très différent. Mais que chaque université fixe dans une limite de 20% les droits d’inscription. Au maximum 20 %, elle peut choisir moins si elle le veut. Et ceci pour chaque filière. Ça permettra d’établir enfin une comptabilité un peu analytique qui n’existe pas ou très peu. C’est important car c’est aussi une activité économique et il faut quand même savoir ce que ça coute. Ça permettra aussi de bien séparer à mon avis dans le budget de l’université ce qui est du budget de la recherche de ce qui est du budget de l’enseignement. Pour l’instant, tout est mélangé. Je pense que du point de vue de la comptabilité et de la transparence des coûts de l’université, ça fera faire des gros progrès, et il y en a besoin.

On a observé dans les pays tels que l’Australie ou les Etats-Unis un désengagement de l’Etat dans sa participation aux frais de scolarité. Vous dites pourtant que les droits de scolarité seraient des revenus supplémentaires.

Oui parce que la France consacre relativement peu d’argent à son enseignement supérieur : 1.1% à 1.2% [du PIB]. Ça a peut-être augmenté un peu durant ces dix dernières années. Cela me semble insuffisant. La reconquête économique de la France passe par un fort investissement et dans l’enseignement du 1er et second degré, et dans l’investissement dans l’ES pour faire en sorte qu’elle ait un système d’ES aussi bon que les meilleurs existant sur la planète, qui soit attirant aussi pour attirer le maximum de bons cerveaux. Je pense donc que c’est un bon investissement. Il est nécessaire de maintenir les financements publics existant et même de les accroitre. S’il y avait 20 % en plus, on est à 1.1, ça ferait 0.2, 0.3 point de PIB en plus consacrés à l’ES. On arriverait pratiquement au niveau de la Suède qui est à 1.5. Les USA sont à 3. C’est de l’investissement dans la connaissance, dans le capital humain, dans la formation des générations, et c’est par là que la France résistera aux tendances qui marquent son déclin actuellement

La séparation des coûts entre enseignement et recherche peut s’avérer difficile pour certaines filières, certains cours étant assurés par des chercheurs.

C’est vrai que enseignement et recherche sont des produits un petit peu joints. Néanmoins, par exemple, les enseignants-chercheurs sont supposés séparer leur temps de travail en deux, la moitié en enseignement, la moitié en recherche. Il y a un temps de travail, quand vous faites un cours, vous ne faites pas de recherche, même si faire un cours peut être utile à faire de la recherche et avoir fait une bonne recherche peut permettre de vous faire un meilleur cours. Ce n’est pas parce que les produits sont joints que vous ne pouvez pas établir quand même une séparation. Il y a des enseignants qui ne font que de l’enseignement et pas de recherche, et vous avez les gens du CNRS qui ne font que de la recherche et pas d’enseignement.

N’y a-t-il pas un risque si on augmente significativement les droits de scolarité que le diplôme devienne un produit commercial et que l’université perde un peu son statut d’organe de service public qui est censé distribuer le savoir à tous pour l’épanouissement personnel des gens et pas seulement pour l’emploi ?

Pourquoi est-ce que les gens font des études aujourd’hui ? Pourquoi y a-t-il aujourd’hui 2.5 millions de personne qui sont dans l’ES ? Est-ce que c’est uniquement pour être un meilleur citoyen ? Pour pouvoir dans son temps de loisir avoir une approche plus profonde de lectures, pour être plus cultivé ? S’il n’y avait pas du tout d’intérêt sur le marché du travail, si on avait exactement les mêmes travaux, si on avait accès aux mêmes emplois, je pense qu’il n’y aurait pas 2.5 millions de personne qui seraient dans l’ES. Il faut là aussi raison garder. 80% pour l’Etat, 80% le contribuable, 20 % l’usager. C’est comme si ça restait à 80 % public et à 20% privé. Tout est une question de degré.

Avec des frais de scolarité assez élevés pour l’ensemble des universités, multipliés par 10 par exemple pour passer à 20 % du coût de la scolarité, les étudiants seraient plus exigeants vis-à-vis de l’université, et ça pousserait aussi l’université à faire plus de publicité. N’y a-t-il pas un risque qu’une partie de l’argent injecté dans l’ES passe en publicité et pas dans l’enseignement, comme ce qu’on a observé aux USA.

Très bonne question, mais gare à la publicité mensongère. Si on vous dit qu’on vous accueille très bien, que vous avez accès à un parc informatique moderne, et que quand il tombe en panne, il y a toujours quelqu’un qui vient, et si ce n’est pas vrai, l’usager qui est aussi un client puisqu’il a payé aussi, a un moyen de pression. S’il n’est pas content, il peut écrire sur le site web en disant : on m’avait promis des choses et ces choses ne sont pas tenues. A long terme, ça peut changer un peu la façon dont l’université fonctionne et peut-être améliorer son fonctionnement.

Dans vos écrits, vous parlez d’efficacité économique : ceux qui vont payer sont ceux qui sont le plus à même de réussir dans leurs études. Là, vous n’en parlez pas beaucoup.

Principe d’incitation, oui. Incitation c’est-à-dire faire en sorte que les principaux bénéficiaires de l’ES soient les étudiants eux-mêmes. Plus le système est efficace, plus la ressource utilisée qui est une ressource rare est mieux utilisée, mieux c’est pour les étudiants.

Par rapport à l’article de 2004 avec M. Gary bobo, vous fixez un prêt optimal dans l’optique de sélectionner les élèves les plus talentueux.

Vous faites référence à un autre travail qui est un travail théorique, publié dans une revue scientifique spécialisée, et qui essaie de creuser l’idée suivante : pour bénéficier de l’ES il faut sans doute avoir des capacités cognitives dépassant un certain niveau. Il y a deux façons pour sélectionner les individus concernant leurs capacités cognitives : soit vous avez un système d’examen utilisé par les grandes écoles où on va vous faire révéler votre talent à travers des épreuves. L’autre système est un système de prix où l’on va vous faire payer, et en supposant qu’il n’y ait pas d’inégalité entre les différents milieux d’origine, à ce moment-là, seuls les gens qui ont confiance en eux, qui ont une bonne préscience de leur talent futur, vont effectivement faire ces études supérieures. Je dirai donc qu’il y a une incertitude sur ce que vous donnerez après sur le marché du travail. A 17 ans, on ne sait pas toujours si on sera très bon dans tel métier ou tel autre. On a une certaine incertitude, on peut avoir des craintes, et si vous mettez des droits d’inscription, à ce moment-là, toujours dans un système où il n’y a pas d’inégalités familiales, seuls les gens qui ont le plus conscience de leur talent vont accepter de payer des droits d’inscription. Quelque part, c’est donc révélateur d’une information privée qui est : quelle est l’opinion que vous avez vous-mêmes de votre talent. Soit c’est l’examen qui dit : vous êtes talentueux ou vous n’êtes pas talentueux, soit vous dites : moi je pense que j’ai les aptitudes pour.

Est-ce que cette information est la plus intéressante ? La confiance en soi n’est pas forcément révélatrice du niveau.

Vous avez raison, elle peut être corréler au milieu familial : il y a des milieux qui donnent plus confiance que d’autres. Mais malgré tout, vous avez déjà eu l’occasion de vous mesurez avec d’autres pendant tout l’enseignement secondaire, vous avez quand même une certaine appréhension, une certaine connaissance de vos aptitudes, vous savez si vous travaillez fort ou pas, vous savez si vous avez des réserves, vous savez si vous avez obtenu votre bac en bachotant comme un fou ou bien si vous en avez encore sous la pédale, si vous avez encore des réserves d’énergie que vous n’avez pas utilisé. Personne ne le sait à part vous. Quelques fois, vos parents le savent, pas toujours parce que vous dites quand votre mère ou votre père arrivent dans votre chambre : « oui, oui je travaille. » Quelques fois ce n’est pas toujours le cas. Je dirai que vous êtes quelque part un des meilleurs connaisseurs de vos aptitudes. Et non seulement de vos aptitudes, mais aussi de votre goût au travail, de vos inclinations, est-ce que vous allez vraiment travailler dans ce secteur-là, est ce que c’est vraiment ça qui vous intéresse. Je dirai qu’on est quand même souvent le meilleur connaisseur de soi-même et de ses aptitudes et de ses goûts. Le système de prix permet de révéler ça. Ça ne veut pas dire que les gens ne font pas des erreurs. Il y a des gens qui peuvent être trop pessimistes ou trop optimistes.

Par rapport à un système d’examen, pensez-vous que le système de prix serait plus efficace ?

Non, on n’a pas dit ça. Ça dépend de la précision du signal envoyé par l’examen par rapport à la précision du signal que les gens ont par rapport à leur propre talent. Il est certain que le système des grandes écoles et des classes préparatoires où pendant deux ans on vous scrute, on vous fait faire colle sur colle plus des concours très exigeant, c’est sûr qu’on a une idée assez complète de peut-être pas toutes vos capacités, peut-être pas vos capacités d’imagination qui peuvent être importantes pour différents travaux, différents métiers, mais néanmoins, je dirai que le système type classe préparatoire permet d’étalonner les gens, beaucoup plus que le bac d’ailleurs. On peut donc avoir une relative confiance dans ce système. A l’université actuellement, vous rentrez sans système d’examen poussé ni barrière financière. Finalement, il n’y a pas de filtre qui est institué et donc il peut y avoir des erreurs de triage, il peut y avoir des erreurs d’orientation de manière très importante. A mon avis, une des sources de l’échec important du premier cycle trouve son origine là-dedans : le système n’est pas piloté.

Un bon filtre serait à chercher du côté des droits de scolarité, d’un examen complémentaire, ou les deux ?

Le problème, c’est que le système des classes prépas, c’est un bon système mais c’est un système très cher qui ne fonctionne que pour 6% ou 7% d’une classe d’âge alors qu’il y a 35 à 40% des gens qui rentrent dans l’ES. Vous avez par exemple le système allemand où on se base sur les notes du bac mais c’est un système aussi un peu injuste. Le système actuel où il n’y a pas de signaux, on n’utilise aucun signal, ni l’examen, ni le prix, est un système qui entraine une certaine gabegie. Mais ça dépend seulement de la qualité de la précision et du coût que vous voulez mettre dans le système d’examen. En étant professeur d’université, on se rend compte qu’il y a des gens qui se révèlent progressivement. Il y a des gens qui la première année ne font rien, la deuxième année ne font pas grand-chose, ils passent l’examen, le DEUG juste. Puis après, ils se révèlent progressivement. Il y a toujours des gens qui, malgré le filtre de l’examen, ne sont pas aussi bons qu’on l’aurait pensé, il y a des gens qui ne sont pas aussi mauvais qu’on pourrait le penser, qui tout d’un coup se révèlent.

Le coût des études supérieures pour un étudiant, c’est en grande partie le coût de la vie (logement etc.). Vous parlez de frais de scolarité à 3 000 ou 4 000 € par an, c’est important mais certainement inférieur au coût de la vie. Ce filtre de prix n’existe-il pas déjà ?

C’est pour ça que je suis un chaud partisan des PRC en disant : actuellement il y a déjà des coûts élevés, en particulier en région parisienne où toutes les zones tendues, il y a des coûts élevés en logement, les bourses sont d’un montant faible et le système d’allocation logement induit souvent les propriétaires à augmenter les prix des logements. Il a donc véritablement là un souci qui peut effectivement freiner les étudiants, en tout cas faire en sorte qu’ils habitent chez leurs parents, qu’ils ne se posent pas la question de savoir s’ils devraient aller étudier ailleurs, dans une autre ville de France où les diplômes seraient plus en adéquation avec leurs aspiration. Il y a un manque de mobilité évident des étudiants français par rapport aux étudiants anglais ou américains qui est sans doute préjudiciable ; et un des freins c’est justement le fait qu’on ne les aide pas à avoir accès au logement. Dans mon système je dis au plus 3 000 € de frais d’inscription mais aussi 3 000 € dans le montant prêté chaque année pour en particulier couvrir les frais du logement et après qui est payé pendant 20 ans, 25 ans, 40 ans.

David Flacher et Hugo Harari-Kermadec avaient proposé un système d’impôt indexé sur le niveau d’études mais aussi sur les revenus.

La vitesse de remboursement va dépendre du revenu. Deux choses. D’abord, il y a deux types de prélèvement obligatoire. Il y a ce qu’on appelle les impôts mais c’est sans contrepartie : vous ne pouvez pas justifier un traitement différent des contribuables en fonction du degré avec lequel ils ont utilisé un service public. Cela veut dire que la formule que vous proposez serait barrée par le conseil constitutionnel en violation de l’article qui dit que les contribuables doivent être traités sur un pied d’égalité. La seule manière de traduire cette idée serait d’instituer une redevance – vous savez ce que c’est que la redevance audiovisuelle, elle est obligatoire mais les gens qui n’ont pas la télé ne la paient pas- et là ça serait une redevance payée par les diplômés qui serait payée après leurs études, ex-post, et non pas au moment où ils font leurs études. A ce moment–là, ce qui serait le fait générateur serait le fait d’avoir bénéficié des études qui ont coûté tant, et donc ça serait indépendant du revenu comme la redevance audiovisuelle est indépendante de votre revenu. Ce système de redevance peut être institué. A ce moment-là, il n’y aurait pas de problème de constitutionnalité mais on serait dans un système différent de celui sur lequel vous m’avez interrogé.

Comment réagissez-vous par rapport à l’action politique actuelle ? Il y a eu des propositions d’un think tank, Terra Nova, qui voulait augmenter les droits de scolarité. Mais pour le reste, les hommes politiques ne se sont pas vraiment saisis de ce sujet. Pensez-vous que la situation puisse changer ?

Je suis économiste, je ne suis pas politiste. Faire des exercices de prévision en économie, c’est déjà très difficile donc je ne vais pas me risquer à faire des exercices de prévision en politique. Vous savez que ce sujet des droits d’inscription a fait chuté au moins un gouvernement, c’était au moment de Vinqué, ça a occasionné des problèmes à Jacques Chirac. Il est certain que beaucoup d’hommes politiques, voire la totalité, considère que ça reste un sujet tabou. Le problème est de savoir si, avec la crise des finances publiques actuelles, il va le rester longtemps. De deux choses l’une : soit on assistera à une paupérisation de notre ES, et à ce moment-là, tous les discours sur la nouvelle croissance, rebâtir l’économie française resteront des discours de vœux pieux. Ou on a une stratégie plutôt proactive en disant : nous avons des problèmes de financement public, l’ES reste quelque chose de prioritaire, et pour se mettre au niveau international –on constate qu’il y a plus d’étudiants français qui vont dans les universités britanniques ou américaines que le contraire – et si on veut faire en sorte que la France redevienne un phare au niveau de l’ES, il faut accepter de mettre les moyens, donc conserver les moyens existants. Je crois qu’avec le grand emprunt il y a des moyens importants pour créer des grands établissements d’élite, mais l’ES n’est pas uniquement l’enseignement d’élite. Il faut aussi améliorer le tout-venant et pour ça je pense qu’une solution reste de faire appel aux familles, de faire appel aux étudiants, et je pense qu’avec ce payement différé, on a la solution pour accompagner, pour faire comprendre que tout le monde sera gagnant : l’étudiant qui aura de meilleures études sans risque pour l’avenir, notre ES et derrière la croissance française et l’emploi français.

Votre opinion est-elle partagée dans le monde professoral ?

Elle est beaucoup plus partagée qu’on pourrait le penser. J’ai beaucoup de collègues qui partagent cette opinion, à tel point que j’ai été invité par la conférence des présidents d’université à présenter des travaux sur le PARC et sur les droits d’inscription. Ce n’est pas un sujet tabou sur les professeurs d’université.



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Wednesday the 18th. Mines ParisTech