Le Capital au XXIème siècle : un livre dans la continuité des travaux de Piketty

Thomas Piketty est actuellement directeur d’études à l’EHESS et professeur à l’Ecole d’économie de Paris. Le Capital au XXIème siècle n’est pas sa première publication sur les inégalités et les disparités des revenus. Ses travaux sur la redistribution historique des richesses ont été publié dans dans les meilleures revues internationales (Quarterly Journal of Economics, Journal of Political Economy, American Economic Review …).

Il s’intéresse depuis la fin des années 1990 à la répartition des revenus et plus spécifiquement aux hauts revenus. De ses premiers travaux est née la World Top Incomes Database, base de données regroupant des séries statistiques sur les hauts revenus d’une vingtaine de pays ouverte à tous. L’accessibilité des données utilisées pour ses travaux de recherche est l’un des aspects majeurs de la démarche de Piketty. Ainsi, toutes les séries statistiques et formules utilisées pour le Capital au XXIème siècle sont disponibles en ligne [http://piketty.pse.ens.fr/fr/capital21c ]. Cette transparence a plusieurs objectifs. Il s’agit d’une part d’offrir la possibilité aux autres chercheurs de les utiliser pour des travaux ultérieurs et d’autre part de donner un gage de crédibilité et d’honnêteté. Cette disposition est bien sûr à double tranchant puisque Piketty s’expose ainsi à des critiques qui peuvent s’attaquer directement à ses sources. La démarche de Piketty s’est néanmoins révélée plutôt gagnante puisqu’elle a été saluée par la plupart des économistes ayant réagi au livre, même les plus critiques.

Une approche historique

La démarche de Piketty est aussi remarquable par son approche empirique et historique : l’économiste entend appuyer son analyse sur des données qui remontent parfois jusqu’au XVIIIème siècle, et provenant de plusieurs dizaines de pays. Piketty est aussi amené à faire des estimations qui concernent même l’antiquité lorsqu’il s’agit de montrer des constantes historiques, comme le rendement du capital qu’il situe toujours autour de 5%. L’approche historique n’est, elle aussi, pas dénuée de contrecoup puisque l’on peut reprocher à Piketty de comparer des périodes radicalement différentes avec des outils et indicateurs qui semblent anachroniques, comme Frédéric Lordon l’écrit dans son article du Monde Diplomatique :

« Il faut sans doute tenir pour un pur produit de la « pensée économiste », celle qui ne doute de rien, de présenter sans ciller un graphique intitulé « Taux de rendement du capital après impôt et taux de croissance depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours » (p. 765), comme si les notions de produit intérieur brut (PIB), de capital et de taux de rendement après impôt pouvaient avoir eu quelque sens dans l’Antiquité ou même jusqu’au XVIIIe siècle, solécisme d’économiste par excellence, qui rétroprojette comme universelles des catégories dont il est incapable de voir qu’elles sont des créations contingentes, et plus encore récentes, de l’histoire. »

Malgré ces reproches, l’approche de Piketty qui veut se concentrer sur le long terme et déceler les variations décennales voire séculaires des inégalités a permi de toucher un autre public que celui formé par les économistes et les décideurs politiques : les historiens. Ceux-ci voient dans le travail de Piketty une source importante de données pour étudier les inégalités moins sous l’angle économique que social et politique : comment expliquer l’évolution des inégalité et des politiques fiscales (guerres mondiales, révolution conservatrice dans les pays anglo-saxons …) ? Comment les différences de richesse entre les citoyens d’un même pays sont-elles justifiées, perçues, tolérées ? À l’instar de l’Association Française d’Histoire économique (AFHé), plusieurs voix universitaires plaident pour une qu’une analyse historique et politique du travail de Piketty se développe.

« Il est plus que temps de remettre la question des inégalités au coeur de l’analyse économique et de reposer les questions ouvertes au XIXème siècle. Pendant trop longtemps, la question de la répartition des richesses a été négligée par les économistes, en partie du fait des conclusions optimistes de Kuznets [économiste américain qui avait prédit que les inégalités avaient tendance naturellement à baisser, et ce peu importe les politiques mises en place], et en partie à cause d’un goût excessif de la profession pour les modèles mathématiques simplistes […]. Et pour remettre la répartition au coeur de l’analyse, il faut commencer par rassembler le maximum de donner historiques permettant de mieux comprendre les évolutions du passé et les tendances en cours. » [p. 38]

Paradoxalement, Thomas Piketty semble ne pas vouloir rentrer trop frontalement dans le débat politique et veut se poser sur la scène médiatique en scientifique et économiste avant tout. Conseiller de Ségolène Royal pendant quelques semaines de la campagne présidentielle de 2007, il ne s’est pourtant jamais positionné au sein d’un parti politique et a depuis pris ses distances avec le Parti Socialiste. Cette volonté de retrait se voit dans ses choix méthodologiques : s’il décide, pour étudier la répartition des revenus, de découper la population en différentes tranches, il refuse pour autant toute interprétation sociologique de cette segmentation.

« Précisons à ce sujet que les dénominations de « classes populaires » (définies comme les 50% du bas), « classes moyennes » (les 40% du « milieu », c’est-à-dire les 40% compris entre les 50% du bas et les 10% du haut) et « classes supérieures » (les 10% du haut), que nous utilisons […] sont évidemment arbitraires et discutables. Nous les avons introduites de façon purement illustrative et suggestive, afin de fixer les idées, mais en réalité ces termes ne jouent pratiquement aucun rôle dans notre analyse, et nous aurions aussi bien pu appeler « classe A », « classe B » et « classe C » les groupes sociaux en question. » page 393

Les choix méthodologiques de Thomas Piketty constituent ainsi un élément essentiel de la controverse puisque ce sont eux qui rendent ses travaux originaux et lui permettent de produire de la science économique, mais qui dans le même temps l’exposent à une analyse plus à même d’en déceler les failles.