Une réponse au trilemme contemporain ?

Un expert en éthique de nouvelles technologies explique que l’État doit pouvoir avoir les moyens d’assurer la sécurité de chacun. Il présente le trio transparence-sécurité-liberté comme le « trilemme contemporain ». Plus précisément, nous aspirons tous à une vie privée, à une certaine intimité, à ce que nos données personnelles ne soient pas diffusées en masse… A cela s’ajoute cette exigence de transparence, qui peut entrer en conflit avec cette aspiration à la vie privée. En effet, lors de la révélation des « Panama Papers », personne ne s’est plaint que ces documents soient exposés au grand jour : ils touchaient pourtant dans une certaine mesure à la vie privée des acteurs concernés par le scandale. Cette transparence souhaitée permet de vérifier en quelque sorte que la vie privée d’une personne est compatible avec les fonctions qu’il a à assurer dans son milieu professionnel. Cela ne s’arrête pas aux hommes politiques : ce même expert donne l’exemple de l’instituteur, dont on veut s’assurer qu’il n’a pas eu d’histoires de mœurs avec des enfants auparavant. A cela s’ajoute le désir de se sentir en sécurité. Ces trois points forts reviennent dans chaque article, chaque document, émis par le gouvernement, par la presse, ou dans la littérature scientifique. Il constitue donc un enjeu clé de la controverse soulevée par la loi.

 

Il y a une tension entre ces trois pôles, et une « bonne loi » devrait permettre un juste milieu entre ces trois aspirations légitimes. Le contexte particulier  dans lequel se trouve la France renforce encore les tensions au sein de ce trilemme.

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Suite aux attentats de Charlie Hebdo de janvier 2015, puis suite aux attentats de novembre 2015, la France est en état d’urgence. Antoine Garapon, dans son article Les dispositifs antiterroristes de la France et des Etats-Unis, dit que le renseignement est la meilleure arme permettant de lutter contre le terrorisme. La lutte contre le terrorisme exigerait donc d’augmenter la puissance d’agir de l’État – d’où l’état d’urgence – c’est-à-dire sa capacité exécutive et pas seulement judiciaire et législative, sans la libérer néanmoins de tout contrôle démocratique. Sans celui-ci, c’est la menace qui vainc. Or, cet état d’urgence permet aux autorités administratives de restreindre certaines libertés, comme la liberté de circulation ou la remise des armes. D’autres mesures comme les assignations à résidence, la fermeture de certains lieux, l’interdiction de manifester peuvent être mises en place. Les voix d’associations de défense des droits de l’homme s’élèvent régulièrement lors de manifestations ou dans la presse pour protester contre ces mesures, qui ne respecteraient pas les libertés individuelles selon elles. La fin justifie-t-elle les moyens ? Un état d’urgence justifie-t-il l’emploi de méthodes de renseignement plus invasives ? Un état d’urgence est par définition un état d’exception. Or, la loi renseignement, qui augmente les moyens des services de renseignement, a été adoptée ; elle sera donc en vigueur pour une durée indéterminée.

Il y a donc un décalage a priori entre les durées d’application de ces moyens -l’état d’urgence et la loi renseignement- mis en œuvre pour lutter contre le terrorisme. Cela dit, comme l’explique Jean-Marc Manach, journaliste d’investigation et blogueur pour Le Monde, une augmentation des moyens employés n’implique pas forcément une augmentation du nombre de personnes surveillées non plus.

 

Or, la loi renseignement a entre autres été décriée car elle permettrait une surveillance de masse, notamment via l’usage des boîtes noires. La définition de « données de connexion » est la suivante : ce sont des données de nature à permettre l’identification de quiconque a contribué à la création du contenu ou de l’un des contenus des services dont elles sont prestataires. Les données de connexion ne sont donc par définition pas les contenus des messages/mails envoyés, mais des données telles que l’heure d’envoi, l’adresse IP… Les boîtes noires enregistrent les données de connexion pendant une durée donnée, dépendant du type de donnée stockée. Les données restent confidentielles, dans la mesure où les individus ne sont pas l’objet d’une autorisation de la part de la CNCTR pour que la boîte soit « ouverte ». Y a-t-il surveillance de masse ? Là aussi, le souci de respect des libertés est fort car une surveillance de masse nous ferait nous rapprocher de « Big Brother », comme le dit Jean-Marc Manach, et donc d’un Etat peu démocratique. Les boîtes noires sont un moyen d’assurer la sécurité des citoyens. Ce moyen se veut relativement transparent, leur existence étant rendue publique. La loi renseignement s’inscrit donc au cœur de ce trilemme.

 
 

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Source : http://pcfarras.over-blog.com/tag/humour%20et%20caricatures/

 

De plus, cette tension entre ces trois pôles sera telle que, selon une tribune publiée dans le journal Le Monde le 20 juillet 2015 (La loi sur le renseignement aura un impact irréversible sur le lien social), la loi renseignement va altérer définitivement le lien social. Pourquoi cela ?

Cette tribune, signée par des philosophes, professeurs de lettres, anthropologues et sociologues exprime des craintes quant à l’impact sociologique que la loi pourrait avoir. La loi veut établir un équilibre entre les trois pôles cités ci-dessus, mais à quel prix ? Beaucoup ont affirmé que cette loi serait bonne ou mauvaise, permettrait d’arrêter des terroristes, de déjouer des attentats, ou au contraire créerait des faux-positifs et noierait les services de renseignement. Cette équipe rédactrice de la tribune pose une autre question : celle du lien social entre citoyens. La possibilité de capter les informations concernant n’importe quel citoyen instaurerait un régime de « suspicion généralisée », qui détruirait la confiance entre les personnes, pourtant pilier de la vie en société.  La loi renseignement brimerait la créativité et la communication, par le biais d’une auto-censure permanente. La tribune dénonce également une loi qui dé-responsabiliserait les citoyens, les empêchant de s’exprimer librement.

Ainsi, si la loi se veut être une réponse possible à ce trilemme contemporain, offrant un équilibre possible, elle pourrait avoir des conséquences sociales, celles-là mêmes présentées dans la tribune du journal Le Monde.