Les statistiques, avec leur poids de preuve scientifique, pourraient constituer un langage et une forme d’échange commune à tous les acteurs et donc un vecteur du débat assurant l’interaction permanente et nécessaire entre ces différents pôles. Mais les chiffres sont des êtres sociaux résultat d’une construction. Si la raison statistique est capable de façonner, selon ses propres règles, le visage du débat social et politique, elle est également la résultante du contexte historique et socio-politique de sa production.

L’argument chiffré se voit en effet fortement corrélé à la construction étatique :

« le mot lui-même l’indique, la statistik allemande du 18 e siècle était une description organisée de l’État, directement destinée au prince. De nos jours encore, la “fiabilité”, ou plutôt la légitimité des statistiques publiques, est fortement liée à deux autorités en général disjointes, celle de la science et celle de l’État » [1]

Think tanks, cabinets de conseil, organismes nationaux et internationaux produisent des mesures différentes. En effet, leurs hypothèses sont distinctes: les centres de calcul privilégient certains modèles en fonction de leurs points d’intérêt et des scénarios qu’ils jugent valables par rapport à leur objet d’étude. Quantifier les coûts du Brexit s’effectuer alors en deux temps primordiaux: convenir et mesurer.

En savoir plus : Hypothèses et méthodes

Le verbe quantifier, dans sa forme active (faire du nombre), suppose que soit élaborée et explicitée une série de conventions d’équivalences préalables 3, impliquant des comparaisons, des négociations, des compromis, des traductions, des inscriptions, des codages, des procédures codifiées et réplicables, et des calculs conduisant à la mise en nombre. La mesure proprement dite vient ensuite, comme mise en œuvre réglée de ces conventions. [2]

 

Il est donc difficile de mettre la lumière sur la production socio-politique des chiffres autour du Brexit sans pour autant affaiblir leur puissance de repère et de forme argumentative.

Toute la difficulté du métier de sociologue de la quantification consiste à historiciser des formes quantifiées sans pour autant anéantir leur force sociale de point de repère et d’appui argumentatif solide : « Quel langage imaginer qui ne soit ni celui du réalisme métrologique naïf des sciences de la nature (qui est comme le rêve perdu impossible des sciences sociales quantitatives), ni celui d’un constructivisme relativiste, vu comme la négation de la dure réalité d’un monde social dont la description ne relèverait que de l’arbitraire de rapports sociaux contingents orientés par des intérêts particuliers ? » [1]

 

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[1] Benjamin Lemoine, « Alain Desrosières, L’Argument statistique. Pour une sociologie historique de la quantification (tome I) et Gouverner par les nombres (tome II). Paris, Presses de l’école des Mines, 2008 », Revue d’anthropologie des connaissances 2009/2 (Vol. 3, n° 2), p. 359-365. DOI 10.3917/rac.007.0359 

[2] Alain Desrosières, «Pour une sociologie historique de la quantification : L’Argument statistique I», Presses de l’Ecole des mines, 2008