L'intérêt de l'enfant : substance, ou fiction ?

L'histoire des rythmes scolaires a laissé très peu de place à l'enfant. Le débat actuel répète sans cesse qu'il vise à corriger le tir ; mais définir le terme abusé d' "intérêt de l'enfant" se révèle en réalité compliqué, d'autant qu'il soulève naturellement l'interrogation sur le rôle de l'école. Si une majorité se dégage en la faveur d'un système qui s'adapte aux enfants, d'autres soulignent qu'il s'agit là d'un danger d'inégalités sociales accrues.

Il est à vrai dire étonnant que les contributions actuelles se penchent autant sur l'intérêt de l'enfant. "Rien de plus normal !" serait-on pourtant tenté de se dire. Mais le débat sur les rythmes scolaires, en dépit de quelques constats dont celui des instituteurs de 1958, s'est rarement concentré réellement sur les élèves.

En réalité, si l'on retrace l'histoire des rythmes scolaires, on peut s'apercevoir que les réformes adoptées ont toujours favorisé des intérêts tiers : économiques, politiques...1

Quelle aurait été la surprise d'une personne s'intéressant à cette controverse il y a 20 ans si elle avait fait un voyage dans le temps jusqu'en 2011 pour découvrir ceci:

  • Dès le 6 Juin dernier, avec le lancement du comité de pilotage, dans le discours de Christian Forestier, coprésident du comité:

  • Mais aussi dans de (très) nombreuses contributions, recueillies par le comité de pilotage ou non :

Les rythmes d'activité et de repos des enfants et des jeunes sont la conséquence de l'organisation sociale générale et l'héritage de décisions anciennes jamais réexaminées. L’adaptation de ces rythmes doit faire l'objet d'une démarche constructive et négociée à partir des besoins des enfants.2

Le Bureau de l'AMF a manifesté sa satisfaction de voir le débat sur les rythmes scolaires à nouveau ouvert, mais demande que celui-ci soit centré sur l'intérêt des enfants sans méconnaître les contraintes des communes. 3

Rechercher avant tout l’intérêt des enfants en organisant dans la plus grande harmonie possible, leur rythme de vie tout au long de la journée, de la semaine et de l’année. 4

Pour le SNUipp, le coeur du débat doit être le temps et l'intérêt de l'enfant. L'objectif étant la mise en oeuvre des meilleures conditions possibles de réussite des élèves, non la recherche de nouvelles coupes budgétaires. 5

La prise en compte des besoins prioritaires et spécifiques des enfants et des jeunes est une des revendications premières de la FCPE. 6

Planifier de manière cohérente le temps scolaire en prenant en compte les besoins et les rythmes de l'enfant et de l'adolescent7

S'il y a bien un terme que tous les acteurs prenant part au débat en 2011 ne manquent pas de citer, c'est l'intérêt (ou encore les besoins) de l'enfant. Que ce soit dans les contributions écrites, dans les interviews ou les allocutions télévisées, toute personne qui s'est intéressé de près ou de loin à la controverse des rythmes scolaires l'a entendu ou lu, que ce soit dans un cadre simplement descriptif ou résolument argumentatif.

En réalité, la majorité des discours sur la conférence nationale des rythmes scolaires réfère à cette notion. Pourquoi cette préoccupation (n') arrive-t-elle (que) maintenant ?

Nous renvoyons à notre historique de la question et aux questions de la semaine de 4 jours et des évaluations, pour des réponses détaillées ; en réalité, l'intérêt de l'enfant était soulevé dans le colloque de 1958, et la raison pour laquelle il arrive seulement aujourd'hui dans le débat est que le débat tel que nous le connaissons est né en 2010 : les classements PISA notamment stigmatisent le mal-être des jeunes à l'école, et le rapport de l'Académie Nationale de Médecine 5 mois avant le lancement de la conférence nationale.

"Il était temps", se disent certains. Mais les intérêts tiers qui se font encore jour dans la refonte de la journée scolaire indiquent clairement qu'en dépit d'innombrables citations, "l'intérêt de l'enfant" ne fait pas encore l'unanimité.

Il n'y a bien sûr aucune raison d'être engagé contre l'enfant. Cependant, à force d'entendre ce terme partout, certains finissent par croire qu'il ne s'agit là que d'un mot magique, censé apaiser les tensions ou "faire bien" alors que l'élève est en réalité négligé par ceux qui qui invoquent ses besoins.

L'UNL, par exemple, s'étonne que ce terme soit si répandu alors que les lycéens soient si peu conviés au dialogue.

(Extrait de notre entretien avec Quentin Delorme, délégué UNL)

Là est tout le problème d'un débat désormais recentré sur "l'intérêt de l'enfant" : la nécessité première pour avancer est de le définir.

I) Y a-t-il une définition commune des nécessités de l'élève ?

La difficulté du terme "intérêt de l'enfant" réside essentiellement dans le fait qu'il peut être compris dans différents sens :

1) les nécessités des élèves pour développer un contexte favorable à l'apprentissage

Outre les nombreuses recommandations des chronobiologistes pour mettre en place un emploi du temps qui facilite l'attention à la disponibilité des élèves, ceux-ci (ou plus précisément les spécialistes de la chronopsychologie, branche voisine) s'intéressent également à un concept venant de la psychologie : la securité affective . C'est, de manière simplifiée, le sentiment de ne pas être abandonné, de pouvoir être compris et entendu ; cela constitue un des besoins fondamentaux de l'enfant d'après Hubert Montagner.

(Extrait de notre entretien avec Hubert Montagner, ancien directeur de recherche de l'INSERM, spécialiste de la chronobiologie)

Dans les colloques de 1980 puis 1982, les chronobiologistes ont pris à contre-courant la route des rythmes scolaires, ne tenant pas compte des intérêts économiques en jeu, mais planifiant les journées scolaires de manières à satisfaire "leur" intérêt de l'enfant : le bien-être comme on vient de le voir, et des conditions d'apprentissage optimisées.

2) le rôle de l'école en termes de qualités et de savoirs inculqués

Avant que l'on en vienne à remettre en question le bien-être de l'enfant à l'école, le seul scrupule de l'école était d'assurer l'épanouissement de ces élèves, la possibilité à leur sortie d'exercer un métier et de pouvoir vivre en tant que citoyen.

Cela demeure un des buts que doit rechercher le système scolaire aujourd'hui.

(Extrait de notre entretien avec Quentin Delorme, délégué UNL)

Ainsi, si certains partis définissent explicitement ce qu'ils entendent par ce terme, il demeure impossible d'en donner une définition universelle. Ce problème purement théorique n'a a priori rien de gênant ; pourtant, le déploiement tous azimuts de ce terme a vu deux questions se poser dans le cadre de la conférence nationale.

La première porte sur "l'enfant-roi". Au regard des contributions de la chronobiologie, des parents d'élèves, des professeurs, des collectivités ou des lycéens, il ne fait aucun doute que l'élève n'est à l'heure actuelle pas au centre du système scolaire, et qu'il y a nécessité de converger vers un nouveau modèle où l'école, le collège ou le lycée, répond davantage aux attentes des partis précédemment cités pour faciliter la vie scolaire et périscolaire des jeunes. Mais une crainte peut alors naître de trop "gâter" les enfants.

Cette interrogation n'est évoquée par aucun parti engagé dans le débat, mais répond à des interrogations par exemple émises par certains lecteurs sur le site rythmes-scolaires.fr.
La majorité des acteurs s'accordent à dire qu'il ne faut pas être trop exigeant avec les enfants.

(Extrait de notre entretien avec Corinne Tapiero, vice-présidente de la PEEP)

Ce scrupule de ne pas trop en faire pour l'enfant n'a d'ailleurs même pas lieu d'être pour les chronobiologistes : nous sommes responsables du mal-être et de la fatigue que peuvent éprouver les enfants à l'école. Il n'est cependant pas exclu que l'émancipation soit un des objectifs visés par l'école dans les plus grandes classes, notamment chez les lycéens comme notre entretien avec l'UNL nous l'a montré.

Ainsi, les contributions précédentes indiquent bien, même si l'école doit également apprendre progressivement aux élèves à être autonomes, que l'école a un certain devoir d'adaptation aux enfants, collégiens ou lycéens afin de fonctionner de manière optimale et d'assurer le bien-être des élèves.

Et c'est précisément là que se situe une seconde question soulevée par l'intérêt de l'enfant : l'école doit-elle réellement s'adapter à ses élèves ? Visiblement, cela n'exclurait pas qu'elle puisse aussi viser à les responsabiliser ; le problème est donc ailleurs.
Il est soulevé par le sociologue Jean-Yves Rochex :

La nécessité de repenser les "rythmes" et le "temps" scolaires pour les adapter à ceux des élèves est de plus en plus citée comme passage obligé sur la voie de l'amélioration du fonctionnement de notre système éducatif. 8

On ne peut qu'être inquiet à considérer les propositions les plus couramment avancées pour traiter ces problèmes, et la manière dont ceux-ci sont habituellement posés : traitement qui, au regard d'objectifs de lutte contre les inégalités sociales et pour la réussite de tous, et d'élévation du niveau de formation, va bien plus souvent dans le sens d'une régression que dans celui d'un progrès. 8

Si les différences de développement et d'acquisitions entre élèves sont une réalité évidente et indéniable, l'école ne doit surtout pas s'y adapter (...) mais au contraire s'efforcer de les combattre et de les transformer. 8

Aucune personne ne s'exprime dans le débat aujourd'hui pour avertir qu'on en fait « trop » pour l'enfant. Le véritable problème est en revanche pour certains qu'affirmer l'existence de rythmes biologiques intrinsèques à chaque individu pousse à prendre en compte des rythmes d'apprentissage différents pour chaque élève, ce qui se traduirait par un accroissement d'inégalités sociales.

Ce dernier point constitue une des questions du débat des rythmes scolaires.

II) Lutter contre les inégalités sociales, un rôle clé de l'école ?

Les rythmes scolaires, dans le cadre scolaire très large il est vrai, mais aussi pour eux-mêmes, sont l'opportunité de se confronter aux inégalités sociales qui existent avant même la scolarité (sur ce sujet, on peut par exemple se référer au rapport, certes daté mais toujours représentatif, de l'éducation Nationale de 2003 : ftp://trf.education.gouv.fr/pub/edutel/dpd/revue66/question16.pdf).

Il se trouve en réalité que les question des rythmes scolaires et des inégalités sociales sont désormais bel et bien liées ; on a notamment vu que le tiers-temps tel qu'organisé actuellement était pointé du doigt car il aggravait les différences sociales en proposant des activités non accessibles au même niveau pour tous, et des devoirs qui accentuent les difficultés des élèves.

Plus dur encore selon les sociologues, la position des chronobiologistes et leurs descriptions des rythmes biologiques (ces derniers ne devant pas être confondu avec la chronobiologie en elle-même) dispensent désormais une analyse qui valident ces inégalités : affirmer l'existence de ces rythmes et de leurs différences d'un individu à un autre, par exemple en fonction du milieu familial, reviendrait à entériner les inégalités sociales qui existent avant même l'entrée à l'école.

En postulant l'existence de « rythmes » inhérents aux individus, on contribue à faire de cette hétérogénéité ni plus ni moins qu'un phénomène naturel auquel l'école serait contrainte de s' "adapter" en organisant des scolarités et des cursus à plusieurs vitesses, et en pluralisant son niveau d'exigence. Conceptions qui, sous couvert de différences biologiques, ont tôt fait d'entériner les inégalités sociales face au savoir et à la formation. 8

Paroles explicitement reprises par le Collectif des Associations Partenaires de l'école dans sa contribution à la conférence nationale, étant donné que Jean-Yves Rochex avait publié notamment pour le Groupe Français d'éducation Nouvelle, qui fait partie du CAPE.

Nous avons soulevé la question des inégalités sociales lors de notre entretien avec Hubert Montagner, ancien directeur de recherche de l'INSERM, éminent spécialiste de la chronobiologie :

(Extrait de notre entretien avec Hubert Montagner, ancien directeur de recherche de l'INSERM, spécialiste de la chronobiologie)

L'approche chronobiologique mène en réalité à une organisation de la journée scolaire qui permette à chaque élève de suivre les cours à "son propre rythme", en permettant un moment d'éveil libre le matin, un soutien scolaire intégré au temps scolaire et des temps pour se reposer ou non, selon la disponibilité de chacun.

Qu'ils soient à faveur de cette approche ou non, les associations de parents d'élèves et les élèves eux-mêmes revendiquent aussi, certes sur un plan plus pratique ou matériel, une relative adaptation de l'école à chacun.

(Extrait de notre entretien avec Corinne Tapiero, vice-présidente de la PEEP)

(Extrait de notre entretien avec Quentin Delorme, délégué UNL)

Ainsi dans la précédente intervention de l'UNL, transparaît de façon plus pragmatique le problème évoqué Mr Rochex : séparer les élèves rapides de ceux en difficulté ne peut que contribuer à aggraver ces inégalités. L'UNL est cependant pour une individualisation du parcours chez les lycéens, qui puisse être accessible.

Les inégalités sociales à l'école sont un problème de longue date, et l'on ne saurait dire véritablement si l'école est capable d'atténuer les discriminations sociales lui préexistant. Toujours est-il qu'il y a 50 ans, les rythmes scolaires n'étaient pas liés à cette question. Aujourd'hui, la FCPE accuse les écoles de donner des devoirs (officiellement interdits en primaire) devant lesquels les enfants issus de milieux différents ne seront pas égaux ; les associations de parents, d'élèves et les scientifiques pointent du doigt le tiers-temps qui livre certains jeunes à eux-mêmes.

L'usage très courant du terme "intérêt de l'enfant" est certes très naturel, mais favorise de par sa polysémie des incompréhensions entre les différents acteurs du débats : faut-il parler des nécessités de l'enfant en tant qu'élève pour bien suivre les cours ? Des acquis que l'école a pour devoir de lui transmettre, ou de l'épanouissement que l'école comme une des étapes de sa vie doit lui procurer ? D'un discours à l'autre, les mesures préconisées à ces différents égards ne se recoupent pas nécessairement.

Le point le plus important à ce sujet est la question de l'adaptation de l'école à l'enfant. Pour lutter contre les inégalités sociales, une majorité se dégage en faveur de rythmes scolaires et de matériels scolaires qui permettent à chacun d'emprunter un parcours qui lui est adapté, mais d'autres mettent en garde que le développement de l'enfant est en danger si l'on accentue les inégalités sociales à l'école en distinguant les "plus rapides" des "plus lents".



1 George Fotinos. Pour un nouveau calendrier scolaire, consulté le 4 Mai 2011 (lien)
2 Contribution CFDT au débat national sur les rythmes de l'enfant, consulté le 1er Mai 2011 (lien)
3 Contribution de l'AMF au débat des rythmes scolaires, consulté le 1er Mai 2011 (lien)
4 Rythmes et calendrier scolaires, consulté le 1er Mai 2011 (lien)
5 Consultation nationale sur les rythmes scolaires - Contribution du SNUipp-FSU, consulté le 1er Mai 2011 (lien)
6 Contribution de la FCPE au débat des rythmes scolaires, consulté le 1er Mai 2011 (lien)
7 Expertise collective de l'INSERM. Rythmes de l'enfant – De l'horloge biologique aux rythmes scolaires, consulté le 1er Mai (lien)
8 Jean-Yves Rochex. Des rythmes au contrat, ou la mystification du sujet, consulté le 1er Mai 2011 (lien)

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